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Interview d’Eric Toussaint par Sébastien Brulez (Journal "Le Courrier", Genève), publiée le mercredi 3 août 2011
L’économiste Eric Toussaint critique les plans d’austérité imposés en Europe, qui vont accroître la dette sans permettre une relance économique.
Economiste, président de la section belge du Comité pour l’annulation de la dette du tiers monde (CADTM), Eric Toussaint a intégré la commission d’audit de la dette mise sur pied par le président équatorien Rafael Correa, à la suite de laquelle l’Equateur a décidé d’annuler une partie de sa dette jugée illégitime. Il livre son analyse de la crise qui frappe aujourd’hui plusieurs pays européens.
La Grèce, le Portugal, l’Espagne, l’Italie, et maintenant les Etats-Unis : la crise de la dette n’en finit pas de toucher les pays industrialisés. Assiste-t-on au retour de manivelle du renflouement des banques par les Etats lors de la crise des subprimes en 2008 ?
Eric Toussaint : Oui et non. Bien sûr, les dettes publiques dans toute une série de pays (Etats-Unis, Irlande, Grande-Bretagne, Belgique, Portugal) ont fortement augmenté après les plans de sauvetage des banques privées. Cela a coûté beaucoup d’argent et, pour financer ces plans de sauvetage massifs, ces Etats empruntent sur les marchés et donc leur dette augmente. Mais ce n’est pas la seule cause. L’autre cause est la récession économique qui diminue les recettes des Etats et qui les oblige à multiplier aussi les recours à l’emprunt.
C’est aussi l’aboutissement de politiques qui ont été appliquées avant cette crise financière de 2007-2008. Ce sont ces vingt ans de politiques fiscales néolibérales qui ont consisté à réduire radicalement les impôts payés par les sociétés privées sur leurs bénéfices, en particulier les grandes sociétés ; et en cadeaux faits aux ménages les plus riches (la classe capitaliste) qui paient moins d’impôts, que ce soit sur leur patrimoine ou sur leurs revenus. Et comme cette partie-là de la société a moins contribué à l’impôt, on a bien sûr augmenté les impôts sur les autres couches de la société (les travailleurs) et on a augmenté les taxes comme la TVA. Mais il a fallu aussi pendant ces vingt années-là, puisqu’on réduisait la charge fiscale sur les riches, combler le trou par un recours à l’emprunt. Donc la dette publique a aussi augmenté ces vingt dernières années à la suite des réformes fiscales néolibérales.
On arrive donc à un moment où les Etats ne vont plus pouvoir se maintenir artificiellement, et cela aura des conséquences sociales...
Oui, les gouvernants sont face à l’alternative suivante : soit ils prennent un virage de rupture avec le néolibéralisme et ils adoptent des mesures pour faire contribuer la classe capitaliste, les entreprises ; ils imposent une nouvelle discipline aux marchés financiers et ils prennent des mesures pour créer des emplois. Visiblement, les gouvernements actuels ne vont pas vers cette option. Soit ils profitent de la crise pour appliquer, comme dirait Naomi Klein, la « stratégie du choc » et pour approfondir encore plus les politiques néolibérales.
Les Etats-Unis vont relever le plafond de leur dette, qui atteint déjà 100% du PIB. Au-delà du bras de fer entre républicains et démocrates, que signifie cette augmentation ?
Le fond de la crise de la dette aux Etats-Unis, c’est que, pour revenir aux deux options dont je parlais, le gouvernement Obama approfondit l’offensive néolibérale et cela ne permet pas de prendre des mesures pour diminuer la dette publique. Parce qu’il faut évidemment la diminuer. Mais il existe une version en faveur de la population, c’est-à-dire faire payer aux institutions financières et aux ménages très riches qui détiennent une grande partie de la dette publique, le coût d’une réduction de cette dette.
Quelle est votre analyse des derniers plans européens de redressement de la dette, notamment envers la Grèce ?
Les derniers plans européens, et notamment le plan à l’égard de la Grèce et dont la philosophie s’étend au Portugal et à l’Irlande, demandent une précision sur la situation de ces pays. Ils ne peuvent emprunter sur les marchés financiers qu’à court terme. A trois mois ou à six mois. Parce que s’ils voulaient emprunter à cinq ou dix ans – c’est le cas de la Grèce –, ils devraient verser un taux d’intérêt d’environ 17%. Donc la Grèce emprunte à trois mois et à six mois sur les marchés financiers. Alors qui lui prête à plus long terme ? C’est la Troïka (FMI, Commission européenne et BCE). Ces trois protagonistes prêtent à plus long terme et profitent de l’état de détresse de ces pays pour leur dire : nous, les bons flics, on ne vous demande pas du 17% ou du 14%, on vous demande (et ce sont les dernières mesures décidées il y a dix jours) du 3,5% ou 4,5%. Mais vous êtes obligés d’appliquer des plans d’austérité drastiques. Lesquels sont des plans constitués de mesures néolibérales extrêmement dures.
La conséquence, c’est que ces mesures qui diminuent l’activité économique – parce qu’elles diminuent la demande globale puisqu’elles affectent le revenu des ménages modestes – ne vont pas permettre une relance économique. La dette publique va continuer son ascension, ces pays vont devoir continuer à emprunter pour pouvoir rembourser. Ils sont donc partis pour une période de dix, quinze ou vingt ans d’austérité et d’augmentation de la dette. Ce qui peut produire, dans les années qui viennent, des situations de suspension de paiement parce qu’ils arriveront à une situation intenable.
Dans le cas de la Grèce, où la classe dirigeante a fait preuve d’un haut niveau de corruption, comment imposer une meilleure gestion de l’argent public ?
Que faire face à la corruption des capitalistes locaux et de la classe politique locale ? La réponse est un audit de la dette, qui commence par un audit citoyen permettant de montrer à la population que la dette n’est pas une sorte de mal incompréhensible qui s’abat sur le pays mais le résultat de politiques délibérées et parfaitement injustes. Les dettes contractées dans le cadre d’actes de corruption sont frappées d’illégitimité, voire d’illégalité. Elles doivent être annulées.
« Rien n’oblige à appliquer l’austérité »
Si un Etat voulait ne pas faire payer la dette à ses citoyens, en aurait-il les moyens ?
Bien sûr, c’est tout à fait possible. A cause de la crise bancaire, les banques privées ont déjà dû rayer plus de 1200 milliards de dollars d’actifs toxiques dans leurs bilans, c’est-à-dire de créances douteuses, des dettes que d’autres leur devaient et qui ont été effacées. Il est parfaitement possible de continuer l’assainissement en annulant d’autres créances douteuses. Et les créances douteuses, ce sont celles que les Etats considéreraient comme des dettes illégitimes, en disant « on n’est plus d’accord de continuer à payer ». L’argument est que si on regarde ce qui s’est passé dans les trente dernières années en Europe, l’augmentation de la dette publique est due à une politique délibérée, injuste socialement, injuste fiscalement. Cette politique a consisté à privilégier fiscalement ceux qui sont déjà privilégiés en termes de revenus et d’aisance.
Mais cela implique évidemment d’avoir des gouvernements de gauche qui arrivent au pouvoir avec la volonté de changer radicalement le cours des choses. Cela pose la question de la mobilisation populaire, qui est la clé de la solution. Mais sur le plan technique c’est parfaitement possible. Il faut simplement obliger le secteur bancaire à prendre en compte des pertes, à passer par pertes et profits une série d’éléments de leurs bilans qui sont autant de créances douteuses ou de créances illégitimes.
Quel serait le pas suivant ? Une sorte de plan Marshall pour relancer l’emploi ? Plutôt qu’un plan Marshall, le pas suivant serait soit un New Deal du type de celui des années 1930 à la Franklin Roosevelt, soit un programme plus radical. Mais Roosevelt, dans les mesures prises au cours des premiers mois de son mandat, avait notamment augmenté radicalement le pourcentage d’imposition sur les tranches de revenus les plus élevées, qu’il avait porté à 90%. Un New Deal imposerait aussi une nouvelle discipline financière, comme interdire aux banques d’affaires de se fondre avec des banques de dépôts, où les épargnants déposent leurs épargnes. Roosevelt avait fait adopter le Glass Steagall Act, qui forçait les banques à se séparer entre banques d’affaires et d’investissements d’une part, et banques de dépôts d’autre part. Ce serait une version capitaliste keynésienne de sortie de la crise.
Mais on pourrait avoir une autre version, une sortie plus radicale, une sortie anticapitaliste avec des mesures, par exemple, de nationalisation sans indemnisation du secteur bancaire et d’autres secteurs clés de l’économie. Cela impliquerait de ne pas avoir simplement un gouvernement de type Roosevelt mais un véritable gouvernement de gauche, un gouvernement des travailleurs. Cette option-là est aussi imaginable dans les cinq ans ou les dix ans qui viennent. On est pour le moment à un virage de l’histoire et les mois et les années à venir nous diront si des rébellions comme celles des indignés en Espagne ou en Grèce accumuleront des forces et déboucheront sur des changements qui dépasseront simplement les urnes. Je n’affirme pas que cela va avoir lieu, je dis que c’est une possibilité qui est ouverte, qu’il ne faut pas écarter. Les mouvements sociaux et les personnes qui veulent un changement réel fortement doivent soutenir ces mobilisations.
Source : CADTM (Comité pour l’annulation de la dette du tiers monde)L