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Le LKP de la Guadeloupe, un mouvement social instructif ?

Par Paméla Obertan
 

Quand on pense à la Guadeloupe, île qui se situe dans la Caraïbe, la première image qui nous vient en tête est le sable chaud, les cocotiers et la mer.

Cependant, cette île, qui est aussi une région et un département français, a été le théâtre l’année dernière d’un mouvement social sans précédant dans son histoire.

En effet, en janvier 2009, l’île a été paralysée pendant 44 jours de grève générale. C’est-à-dire que les magasins, les banques, les administrations, bref toutes les activités ont été interrompues. De même, la circulation était inopérante en raison de la grève des stations d’essence. Cependant, malgré toutes ces restrictions, la population a manifesté son soutien au collectif le Lyannaj Kont Pwofitasyon (LKP) [1], à l’origine du phénomène. Un an après, il nous est apparu intéressant de revenir sur les enseignements positifs que l’on peut tirer de ce mouvement.

Ceci nous semble particulièrement pertinent dans un contexte de crise qui exacerbe les conflits sociaux. Dans un tel cas, il est courant d’assister à une recrudescence des mouvements sociaux.

Toutefois, ces derniers ne parviennent pas toujours à établir des rapports de force efficace avec le pouvoir étatique ou économique.

Voilà pourquoi il est intéressant de comprendre pourquoi certains mouvements échouent et d’autres pas. En ce sens, le mouvement social
guadeloupéen, par sa durée et son fort soutien, peut s’avérer instructif pour les luttes sociales. Il importe donc de revenir brièvement sur le conflit pour bien comprendre ce qui s’est passé, ce que nous
étudierons en premier point. Puis, nous verrons que si ce mouvement a eu tant de succès, c’est parce qu’il a su tout d’abord comprendre et tirer parti d’une situation particulière (partie 2). Il a ensuite été capable d’adopter une stratégie originale pour obtenir satisfaction (partie 3).

La genèse du mouvement LKP

Le mouvement LKP a commencé en Guadeloupe avec l’augmentation du prix du pétrole à l’automne 2008. Cette augmentation est très symbolique pour une île comme la Guadeloupe, fortement dépendante de cette source d’énergie et dont le principal moyen de transport reste la voiture. Ainsi le 5 décembre 2008, l’UGTG (L’Union générale des travailleurs de la Guadeloupe), qui constitue l’un des syndicats les
plus populaires de l’île, appela de nombreuses organisations syndicales à manifester contre l’augmentation du prix de l’essence. Elles
répondirent toutes présentes et c’est ainsi que le 16 décembre 2009, 7000 personnes défilent dans les rues de Pointe à Pitre (« capitale » économique de l’île). Le lendemain, c’est 4000 personnes qui défilent dans les rues de Basse Terre (capitale administrative). Les dirigeants du collectif demandèrent à la suite une rencontre avec le Préfet,
représentant de l’État.

Celui-ci refusa en raison d’autres obligations prévues ce jour là (inauguration de l’arbre de Noel des employés). En dépit, de
cette fin de non recevoir, les organisations syndicales, bientôt suivies de nombreuses associations, décidèrent de se rencontrer et
d’élaborer un plan d’action. Ainsi, du 17 décembre 2008 au 20 janvier 2009, tous les syndicats et de nombreuses associations culturelles,
environnementales, ainsi que des partis politiques se réunirent pour élaborer une plateforme de revendications communes. L’ensemble de ces organisations se mirent d’accord pour lancer une grève générale le 20 janvier 2009.

Entre temps, la situation sur l’essence continua de dégénérer. En effet, les gérants de station de service furent très mécontents à l’annonce de
l’implantation de 13 stations-service automatiques qui fonctionneraient sans pompistes. Selon les gérants, la présence de ces stations-service
exacerbera la concurrence et entrainera la suppression de nombreux emplois. Ainsi, les gérants de nombreuses stations de service décidèrent de se mettre en grève, coupant ainsi l’approvisionnement
de toute l’île. On se retrouve alors avec deux grèves générales qui, pendant un temps, vont se renforcer mutuellement.

Cependant, très vite le collectif LKP manifesta sa volonté d’aller au delà de la simple question de l’essence et se mit à dénoncer une série de
problèmes qui gangrènent l’île : le chômage, la cherté de la vie, la faiblesse des salaires, la progression de la pauvreté, le trop faible nombre de logements sociaux, la perte des terres agricoles…

Sa lutte sort donc du cadre restreint de la hausse de l’essence et il prétend lutter contre toutes les « pwofitasyons » (injustices) dont sont victimes les Guadeloupéens. Le mouvement établit ainsi une large plateforme de revendications composée de 149 points, dont le plus populaire concerne l’augmentation de 200 euros pour les bas salaires.

Dès le 21 janvier 2009, au lendemain de la grève générale, il organisa un « déboulé » important (une marche, une manifestation en français) importante dans d’un grand centre commercial et dans l’aéroport Pôle Caraïbes. Le LKP réclame aussi l’ouverture des négociations globales entre l’État, les collectivités locales, le patronat afin de débattre
de la plateforme de revendications qu’ils ont élaborés. Malgré, le refus des différentes instances, le LKP insiste et finit par obtenir gain de cause.

C’est ainsi qu’après un grand « déboulé » qui a réunit 25 000 personnes, le collectif arrive au World Trade Center (zone industrielle) pour rencontrer toutes les parties. Les négociations commencent,
elles sont même retransmises à la télévision. La population suit alors attentivement les débats et penche nettement en faveur du LKP.

Cependant, ces rencontres se terminent le 28 janvier 2009 alors
que le Préfet décide, à la demande d’Yves Jego, le secrétaire d’État à l’outre-mer, de rompre les négociations.

Cet évènement n’empêche pas le LKP de continuer la grève générale. De nombreux « déboulés » sont organisés, certains parviennent même à atteindre le nombre de 65 000 personnes dans les rues (sur une
population de 458 000 habitants [2]).

L’arrivée d’Yves Jego, le secrétaire d’État à l’outre-mer, le 1er février 2009, préfigure un retour aux négociations, qui reprendront le 5 février 2009. Celles-ci vont bon train et un dénouement paraît s’approcher lors de la nuit du dimanche 8 février 2009. En effet, la partie patronale refusait de signer un accord prévoyant l’augmentation de 200 euros sur les bas salaires si l’État ne s’engageait pas lui-même à contribuer lui-même à ces hausses. Jego semble affirmer que oui, mais il est rappelé le lendemain en France. Le Premier Ministre français invalide tout engagement de l’État dans les augmentations de salaire. Dès
lors, les négociations auront du mal à aboutir et la situation donne l’impression d’être sans issues.

Néanmoins, le LKP, fort du soutien massif de la population, décide de continuer le mouvement et va multiplier les manifestations. Du 16 au 21 février 2009, le mouvement va se durcir et le collectif incite les Guadeloupéens à réaliser des barrages dans toute l’île afin de provoquer la paralysie complète. Pendant, cette période, on assistera à des émeutes urbaines, des dégradations de bâtiments et surtout la mort d’un syndicaliste, Jacques Bino, tué « accidentellement au cours » d’un barrage.

Après sa mort, les négociations reprendront. Finalement, l’augmentation de 200 euros pour les bas salaires, la mesure phare du mouvement mais aussi la plus problématique, sera acceptée et consacrée par un
accord interprofessionnel signé le 26 février 2009.

Par la suite, un protocole d’accord final, qui accède à l’ensemble des revendications du LKP, sera signé le 5 mars 2009. Cela met officiellement fin à la grève générale en accédant aux revendications du
LKP.

La Guadeloupe, une situation déjà explosive

Cette grève générale qui a duré 44 jours, avec un soutien et une mobilisation massive de la population, peut avoir l’air bien étonnante.
Comment expliquer un soutien si important ?

Afin de répondre à cette question, il faut certainement se replonger dans
l’histoire de la Guadeloupe.

Le peuple guadeloupéen est victime depuis longtemps de la
« pwofitasyion », c’est-à-dire d’un système qui permet à une
minorité de s’enrichir fortement au détriment de la majorité. Ce
phénomène historique tire ses origines de la période esclavagiste. En effet, l’île, qui est une ancienne colonie, doit son développement économique essentiellement aux esclaves importés d’Afrique.

Le travail de ces derniers a permis d’augmenter considérablement la production de sucre. Certaines régions de France et groupes sociaux
guadeloupéens (essentiellement les colons) ont ainsi pu s’enrichir considérablement. Cette période sombre a été révolue en 1848 par un décret législatif. Cependant, en dépit de l’abolition de l’esclavage, certains rapports socio-économiques ont perduré.

Ainsi, il n’est pas rare de constater que les descendants des propriétaires d’esclaves occupent toujours une place prépondérante dans l’économie de l’île. Par exemple, en Martinique, l’île voisine très similaire à la Guadeloupe, 1% de la population issue des descendants des colons occupe 52% des terres agricoles, contrôle 40% de la grande distribution et possède 20% du PIB [3]. D’un autre côté, il est peu fréquent de voir les descendants des esclaves occuper des postes à responsabilité dans les grandes entreprises ou la haute administration étatique. De même, malgré des avancées sociales importantes, les Guadeloupéens continuent à souffrir de la « pwofitasyon » au quotidien. Avec plus de 80% des aliments importés de la France métropolitaine[Henry Joseph, « La patate douce a démontré ses vertus santé », en ligne : nutrition.fr.]], leur prix peut s’avérer très élevé. On peut trouver des produits vendus 20% à 200% plus cher qu’en France métropolitaine [4]. À cela, il faut ajouter des coûts élevés pour l’eau, l’électricité, les transports, les services bancaires, etc. Bref, tout est beaucoup plus cher en Guadeloupe, alors même qu’une bonne partie de la population vit dans une grande précarité. Le chômage y frise les 30% et touche particulièrement les jeunes (45,2%)[Région Guadeloupe, « La Guadeloupe en chiffre », en ligne : cr-guadeloupe.fr. (Chiffre de 2003, entre-temps le chômage a continué à augmenter).]]. Par ailleurs, près de 18% de la population vit sous le seuil de la pauvreté[INSEE Antilles Guyane, « Les inégalités aux Antilles Guyane : 10 ans d’évolution » à la p.6 Le seuil
de bas revenus est fixé à 6806 euros par an.]]. Néanmoins, à côté de cette misère, on trouve aussi des familles très aisées, des villas luxueuses, des personnes vivant dans l’opulence.

Ce qui fait dire à certains qu’il règne dans certains cas une
forme « d’apartheid tranquille »[Franciane et Joseph Ody, « Un racisme anti-blanc en Guadeloupe ? » (18 mars 2009) en ligne : hns-info.net.]].

Face à cette situation, l’État français (la Guadeloupe étant devenue un département français en 1946) a essayé par différentes politiques de combler ces fossés par un accès à l’éducation, la mise en place de
prestations sociales, l’instauration d’un système de santé universel...

Néanmoins, ces dernières années ont été marquées par un retrait de l’État qui semble avoir été mal perçu par la population. Celui-ci a fait l’objet de nombreuses critiques, notamment d’être absent dans certains dossiers ou bien de manquer à sa fonction de régulateur, laissant le
champ un peu plus libre pour les « profiteurs ».

Ainsi, ce lourd passé, ainsi qu’un contexte socioéconomique difficile pour une grande partie de la population, permet de mieux comprendre
l’adhésion des Guadeloupéens aux revendications du LKP.

LKP, une stratégie originale pour lutter contre la pwofitasyon

Cependant, ce n’est pas parce que le contexte est favorable à la contestation qu’un mouvement social va forcément l’emporter. Il est important de poser des actes pour arriver à ses fins. C’est ce à quoi va
s’atteler le LKP en élaborant une stratégie assez originale.

Une structure originale

Tout d’abord, ce mouvement social s’est basé sur une structure inédite en Guadeloupe, « le LKP », qui allie la diversité et l’unité. En effet, le LKP regroupe en son sein plus de 49 organisations dont tous les syndicats de l’île ainsi que des nombreuses associations oeuvrant dans des domaines variés (consommation, culture, environnement, personnes handicapées, eau, etc.) [5].

Toutes ces organisations ont décidé de « liyanner » ensemble, c’est-à-dire de s’assembler pour ne former plus qu’un tout en gardant sa spécificité et sa voix. C’est ainsi que chacun a mis ses compétences, sa spécialisation, ses connaissances au service du LKP. Cette structure hétérogène a su au début apporter de nombreux avantages.

Elle permet tout d’abord d’éviter le piège dans lequel tombent de nombreux mouvements sociaux qui ne prennent en compte qu’un dossier, qu’une revendication dont la réalisation peut faire disparaître l’organisation. [6] Or, ce type de mouvement contribue à diviser l’espace social, ce qui affaiblit les acteurs du mouvement social. À l’inverse, la structure du « Liyannaj » contribue à rassembler tous les acteurs contestataires, et les incite à rester solidaire les uns des autres, ce qui
permet de renforcer considérablement le poids de l’ensemble de ces organisations. Elles sont aussi susceptibles d’avoir un impact plus grand et d’entraîner une plus grande adhésion que si elles étaient isolées.

Cette structure offre à toutes ces organisations la possibilité de partager leurs expériences de lutte, les moyens, les ressources, les idées et les propositions ainsi que leurs préoccupations. Il est alors plus
facile d’identifier les problèmes de chacun, mais aussi les problèmes communs tout en comprenant leurs origines.

Par ailleurs, la présence d’un groupe hétérogène rend plus aisé la prise de décisions. Il est certain que plus il y a d’idées formulées et plus il y a de chances de trouver de bonnes idées [7]. De plus, l’accès à un savoir, des compétences et des ressources est beaucoup plus large dans une telle structure qu’au sein d’une seule organisation, ce qui peut
s’avérer crucial dans un environnement complexe et
changeant [8]. Ensuite, les groupes hétérogènes sont aussi ceux qui peuvent être les plus créatifs grâce à la présence d’« insider », c’est-à-dire de personnes qui connaissent bien les dossiers, qui ont l’habitude des mobilisations et de négocier avec l’État et le patronat, et d’« outsider », autrement dit des « novices » dans la mobilisation, des personnes qui sont étrangères au monde des mouvement sociaux
et qui sont spécialisées dans d’autres domaine. En l’occurrence, le LKP disposait « d’insiders », notamment par le biais des organisations syndicales dont la plus importante, l’Union générale des travailleurs de la Guadeloupe (UGTG). Ces organisations syndicales constituaient sans aucun doute le noyau dur du LKP. Ces « insiders » sont habitués aux manifestations, à l’organisation de grèves et ont une parfaite maîtrise des ressources locales, ils savent où les trouver, comment recruter
des gens et quelles tactiques utiliser pour mener à bien un mouvement social. D’un autre côté, les « outsiders », formés par les associations
culturelles, environnementales et de consommation, ont pu apporter de nouvelles idées ainsi que de nouvelles préoccupations comme les questions de logement, de transports, d’environnement, de
services publics, de santé, de culture, d’infrastructures, etc. Ils donnent également accès à une plus grande diversité et favorisent des
alliances plus larges. Une plateforme qui touche un plus grand nombre de citoyens et qui dépasse le monde du travail a pu ainsi être élaborée.

De même, ces « outsiders » ont fait preuve de créativité en donnant aux manifestations un côté plus festif et en mettant en scène certaines marches qui rappelaient les grandes luttes du passé.

Enfin, un groupe hétérogène peut être très utile en cas de répressions, comment éliminer les représentants de 49 organisations incarnant presque toutes les sphères d’activités ?

Ainsi, le LKP, grâce à cette structure, a pu favoriser la rencontre des gens engagés et des gens innovants, ce qui lui permis d’avoir de l’influence et de diffuser cette influence.

La formulation d’une nouvelle narration et la bataille de l’image

Ce qui a également été très intéressant dans le mouvement LKP, est que ce collectif a su reformuler une « nouvelle narration du monde ».

En effet, comme l’explique l’auteur Ricardo Petrella, il ne faut pas sous-estimer la bataille des idées qui façonne notre façon de voir le monde. Il est donc important selon lui de présenter une vision
du monde, de raconter une autre histoire, d’avoir des symboles qui diffèrent du pouvoir dominant [9].

Or, en Guadeloupe, le LKP a su habilement maîtriser ce concept. Il a justement fait preuve d’un très bon usage du discours analytique qui consiste à dire ce qui se passe. Il a commencé par identifier les problèmes de nombreux Guadeloupéens, notamment le côut de la vie, l’augmentation du prix de l’essence, une population qui souffre de
pauvreté, de chômage et une jeunesse désœuvrée.

Les membres du LKP ont ensuite nommé et reconstruit ces problèmes en leur donnant une nouvelle interprétation, la « pwofitasyon ». Ce
terme connu en créole, qui désigne une forme d’exploitation outrancière, a été appliqué à tout le système économique et social. Il a fini par s’imposer par la suite dans toutes les négociations.

Les membres du collectif ont donc su bâtir un cadre d’injustice qui permet aux gens de se mobiliser [10].

Ensuite, le LKP a su établir des connections logiques entre ces thèmes qui causent des problèmes et le rôle de certains acteurs. Par
exemple, le collectif n’a pas manqué de souligner le fait que l’État a manqué à son rôle de régulateur et de protecteur. Il a également attiré l’attention sur le laxisme, voire la complaisance des pouvoirs locaux
et sur le grand patronat qui s’est enrichit au détriment de la population.

Ce travail de connexion a permis d’’identifier les agents coupables du système de « pwofitasyon ».

Ensuite, une fois ce discours analytique bien forgé, les membres du LKP ont su également fabriquer un discours normatif approprié, en proposant ce qu’il faut faire.

Ils ont ainsi tracé les grandes lignes d’un projet alternatif, avec une liste de 150 points de revendications dont il importe d’énoncer les
principaux thèmes : niveau et conditions de vie ; logement, environnement, transports, éducation, formation professionnelle, emplois, droits syndicaux et libertés syndicales, services publics, eau, santé, production agricole, pêche, aménagement du territoire, culture, etc. [11].

Ainsi, le LKP a su apporter un programme social (voire même politique) clair avec des propositions concrètes. Ces revendications ont été présentées comme nécessaires. Afin d’arriver à ses fins, le
collectif a également inventé une méthode de pensée, de réflexion et d’actions. Par exemple, les membres du LKP ont exigé des négociations
conjointes avec le patronat, l’État et les pouvoirs locaux. De même, ils ont établi leurs propres moyens de pression pour obtenir un rapport de
force à leur avantage avec les marches et la grève générale. Leurs volontés étaient de voir les revendications matérialisées par un accord
contraignant.

Dans cette nouvelle narration, le LKP en a profité pour « re-construire » l’imaginaire collectif, et ce, notamment en liant ce mouvement social avec les luttes passées de l’île, surtout celles datant de l’esclavage.

Cela a permis à la population de redécouvrir son histoire et de se mobiliser encore plus.

Le LKP n’a aussi pas hésité à faire rêver en proposant une augmentation de 200 euros pour tous les bas salaires ainsi qu’une revalorisation des minimas sociaux. Cette revendication phare, qui
pouvait paraître utopique, a été capable de mobiliser les esprits
et les cœurs, d’où l’importance du rêve et la construction d’une
autre logique sociale [12].

Une stratégie proactive

Enfin, une des autres grandes leçons que l’on peut tirer de ce mouvement social est l’adoption d’une stratégie proactive. Pendant la période du 20 janvier au 5 mars 2009, le LKP a su occuper tout
type d’espace et de terrain.

On peut noter tout d’abord que le mouvement a su poser son agenda, il a défini ses propres priorités sans attendre « un sommet » pour se faire entendre.

Ensuite, il a su imposer par différentes techniques son agenda, au patronat ainsi qu’aux pouvoirs locaux, étatiques et à la population. De même, on remarque que le LKP a su développer une certaine
hiérarchisation de ses actions, en identifiant les chantiers et les objectifs à atteindre à court et à long terme.

Cette stratégie proactive s’est fortement ressentie dans les médias. Il ne se passait pas une journée sans qu’on n’entende le LKP à la télévision locale mais aussi au niveau national et international. Ce
collectif a créé l’action et l’actualité. Bref, il a été capable d’occuper l’espace médiatique et d’obtenir un accès privilégié aux médias. Cela a été important pour son image de défenseur de la population. De même, sans cette importante présence médiatique, on peut douter du fort impact du LKP en Guadeloupe et à l’international.

Cette attitude proactive a également trouvé échos chez les habitants de l’île. Le mouvement LKP a pris à bras le corps les injustices dont sont victimes la population guadeloupéenne. Il s’est présenté comme son défenseur [13], ce qui lui a permis de mobiliser beaucoup de monde. Par ailleurs, ce fort soutien populaire n’aurait peut être pas continué
aussi longtemps sans les nombreuses rencontres dans toutes les communes pour informer et expliquer le déroulement des négociations.

Ces espaces ont permis d’entraîner une adhésion plus forte, car pour résister, il faut d’abord comprendre [14]. Cette stratégie axée sur la pédagogie a certainement aidé le mouvement à gagner en
légitimité. Le LKP a également évité le piège de l’isolement en parlant
d’indépendance ou en entrant en conflit avec le bien commun tels les avantages sociaux [15].

Enfin, le LKP a été capable d’augmenter graduellement la portée de ses tactiques. De simples marches à la paralysie totale de la Guadeloupe, le mouvement s’est étendu à de nombreuses régions françaises d’outre-mer comme la Martinique, la Guyane, la Réunion. De
nombreuses manifestations ont même été organisées en France métropolitaine pour soutenir le mouvement guadeloupéen. Ce processus a permis au LKP d’élargir son impact en construisant des liens avec d’autres secteurs et surtout en étendant sa portée au-delà du local [16].

Conclusion

Le LKP guadeloupéen a su réaliser en peu de temps un mouvement original et efficace. Au bout de 44 jours de grèves et de combats, il a enfin obtenu un protocole d’accord, notamment l’accord Bino [17], qui
prévoit une augmentation de 200 euros par mois pour les bas salaires.

Cependant, malgré ces avancées, la lutte continue encore pour faire
respecter ces accords. En effet, quelques mois après la signature du Protocole d’accord, le prix de l’essence, qui avait diminué, a par la suite été augmenté plusieurs fois. De même, certaines entreprises n’ont pas accepté l’augmentation des 200 euros, et l’ensemble des accords signés ne sont toujours pas respectés. Ainsi, le 26 octobre 2010, une importante mobilisation a été réalisée et l’appel à une grève générale reconductible a été lancé pour le 14 décembre 2010. Toutes les prémisses pour un autre mouvement social d’envergure semblent donc
être posées. Le LKP peut inspirer de nombreux mouvements sociaux tant par l’originalité de sa structure que sa stratégie. Il a également le mérite de rappeler certaines évidences comme le fait qu’aucun groupe particulier ne peut atteindre ces objectifs en restant trop renfermé sur lui-même. De véritables transformations exigent des alliances au
moins à moyen terme [18]. De plus, le LKP a souligné l’importance de prendre en main son propre destin, d’identifier ses problèmes et d’apporter ses propres solutions sans les attendre du pouvoir ou d’organisations externes. Il a montré également l’importance de la lutte, du sacrifice et de la patience pour obtenir ce que l’on demande. Il rappelle aussi la nécessité d’avoir des utopies, de rêver à des lendemains meilleurs pour l’ensemble de la population. Enfin, il a prouvé que la bataille des idées n’est pas à sous-estimer, car souvent, si on occupe le cœur et l’esprit, le corps suit.

Paméla Obertan [19]

Publié par la Rédaction le dimanche 19 décembre 2010

Notes

[1En français, cette expression pourrait se traduire par le « collectif contre l’exploitation outrancière ».

[2Conseil Régional de la Guadeloupe, « La Guadeloupe en chiffre », en ligne : cr-guadeloupe.fr, http://www.crguadeloupe.fr/archipel/?ARB_N_ID=731&ARB_N_S=734

[3« Esclavage moderne, les derniers maîtres de la Martinique », (2009) en ligne : la cause du peuple.com.

[4INSEE, « La contribution de l’INSEE aux ateliers des états généraux de la Guadeloupe, (INSEE relève globalement des prix plus élevés de 28% en Guadeloupe pour l’alimentation.

[5LKP, « Qui sommes nous ? » (2010) en ligne : lkp-gwa.org.

[6Érik Neveu, Sociologie des mouvements sociaux, Paris, La Découverte, 1996, à la p. 67.

[7Marshall Ganz, « Why David Sometimes Wins : Strategic Capacity in Social Movements » dans Goodwin Jeff et Jasper. James M., dir., Rethinking Social Movements :
Structure, Meaning and Emotion, Lanham, Rowman &
Littlefield Publishers, Inc, 2004, à la p. 187 ; Simonton 1988,
à la p. 187.

[8Ibid.

[9Ricardo Petrella, Pour une nouvelle narration du monde, Montréal, Écosociété, 2004.

[10Un cadre est ce qui permet dans une situation donnée, d’accorder du sens à tel ou tel de ses aspects, lequel
autrement serait dépourvu de signification, voir Goffman,
Les Cadres de l’expérience, Paris, Minuit, 1991 [1974] à la
p. 30.

[11LKP, « Ka nou vle » en ligne : lkp-gwa.org.

[12François Houtart et François Polet, Un autre Davos, Mondialisation des résistances et des luttes, Paris,
L’Harmattan, 1999 à la p. 58.

[13Brecher Jeremy, Costello Tim et Smith Brenda,
Globalization from Below the Power of Solidarity,
Cambridge, South End Press, 2000.

[14Mittelman James H., The Globalization Syndrome : Transformation and Resistance, Princeton, Princeton University Press, 2000, à la p. 182.

[15Brecher Jeremy, Costello Tim et Smith Brenda,
Globalization from Below the Power of Solidarity, Cambridge, South End Press, 2000 à la p. 95.

[16Supra note 20.

[17Cet accord porte le nom de Jacques Bino, un syndicaliste
membre du LKP, et tué pendant la grève générale

[18Immanuel Wallerstein, « Histoire et dilemmes des
mouvements antisystémiques » dans Amin Samir et al., Le
grand tumulte ? Les mouvements sociaux dans l’économie
monde
, Paris, La découverte, 1990, à la p.53.

[19Paméla Obertan, titulaire d’un master de droit européen à l’Université Paris XII, et d’une maîtrise en droit international à l’Université du Québec à Montréal, réalise actuellement une cotutelle de thèse internationale entre le Québec et la Guadeloupe. Sa thèse porte sur les mouvements de contestation à la globalisation du brevet sur le vivant. Auteur de l’ouvrage : Le brevet sur le vivant : une menace pour les peuples autochtones ? :
http://www.amazon.ca/Brevet-Sur-Vivant-Peuples-Autochtones/dp/6131531730/ref=sr_1_1?ie=UTF8&s=books&qid=1287587834&sr=8-1.

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