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Frantz Succab : « Lutter contre la pauvreté, un combat du siècle. »

 

À propos de la lutte contre la pauvreté, les idées qui vont suivre sont une bouteille à la mer. Si le message arrive à bon port, nous aurons peut-être eu le modeste avantage de remuer quelques consciences. S’il n’arrive nulle part, nous aurons au moins essayé, mais cela signifiera qu’en Guadeloupe nous avons perdu toute conscience collective, tout sens de nous-mêmes, donc toute possibilité d’éviter la catastrophe.

Aujourd’hui, nous comptons près de 30 % de chômeurs. Plus de 36 000 adultes bénéficieront du RSA dit « socle » (anciens érémistes et allocataires Parents Isolés.). Avec les autres bénéficiaires du RSA : les jeunes de 18-25 ans et les chômeurs les moins éloignés de l’emploi ou les salariés très précaires, cela donnera 80 000 à 90 000 Guadeloupéens, à la montée.

L’ensemble sera rangé dans la catégorie des pauvres qui seront la cible de politiques publiques d’assistance. Il va sans dire que cette pauvreté-là, issue de la situation même du pays, est une bombe à retardement. Les pouvoirs publics, singulièrement le Conseil Général, seraient mal inspirés de l’appréhender par la seule logique comptable, faire des comptes d’apothicaire pour savoir comment y consacrer le moins de moyens possibles. Les décideurs politiques se déshonoreraient en feignant la compassion envers les électeurs « maléré », mais en n’ouvrant le cœur et les mains qu’en période électorale. Quant aux hauts fonctionnaires départementaux, A la vue cette pauvreté qui s’étend inexorablement vers des publics inhabituels, ils sont appelés à privilégier le sens ou la finalité de l’action d’insertion, loin des réflexes bureaucratiques et des organigrammes désincarnés.

Comment embrasser la complexité de cette réalité nouvelle sans être à l’écoute des plus concernés, c’est-à-dire, des usagers et des professionnels de l’insertion qui les accompagnent de près depuis tant d’années ? Tous ces cadres moyens et ces petites mains ont connu à la fois des échecs et des succès, des enthousiasmes et des déceptions. Entendre leurs voix, c’est se donner la chance d’évaluer les succès et de tirer les leçons positives des échecs. Par conséquent, de capitaliser toute une expérience guadeloupéenne et se donner la chance de pouvoir mobiliser des consciences et des énergies. Faire toujours mieux au bénéfice du plus grand nombre.

C’est misère que de voir ces professionnels tellement fragilisés par l’éventualité de la précarité pour eux-mêmes, qu’ils en oublieraient, la finalité de leur mission : venir en aide aux autres, ces milliers qui n’ont rien d’autre que la pitance monétaire des pouvoirs publics. C’est un vrai paradoxe que cette peur d’une pauvreté potentielle pour soi, utilisée à contre-emploi au service de la lutte contre la pauvreté réelle des autres. Cependant, ce n’est pas une vaine crainte : on sait qu’après avoir rogné les classes ouvrière et paysanne, la précarité s’étend déjà à des personnes issues des classes moyennes. Dans les mois et les années qui viennent beaucoup plus de monde va faire la queue aux guichets de la faim : plus de jeunes trop tôt déscolarisés, plus de jeunes diplômés inemployés, d’anciens chefs ou de salariés de petites ou très petites entreprises ruinées, de petits planteurs et de pêcheurs paupérisés par concurrence des importations, plus les contractuels des services publics sacrifiés à l’autel des compressions budgétaires.

Il en est ainsi aujourd’hui où règne sans partage l’ultralibéralisme. C’est pourquoi la lutte contre la pauvreté est le combat du siècle. Et pas seulement en Guadeloupe, tant ce système qui réduit l’homme à n’être qu’une marchandise et un consommateur passif mène tous les peuples à la catastrophe. Dans une telle situation, nous, aussi bien que les autres, sommes condamnés ou bien à nous dissoudre ou bien à rechercher les moyens pour construire dans le monde une alternative plus juste, plus soucieuse de l’humain. Mais voilà, ici en Guadeloupe, la représentation politico-administrative semble plus prompte à obéir à la loi des autres qu’à s’interroger sur notre long terme : comment faire, dans le contexte qui est le nôtre, pour sauver l’essentiel de nous-mêmes ?... Après nous le déluge ? Ah, si la catastrophe sautait notre génération !... Nous aurions au moins été de bons élèves français, d’excellents seconds ou derniers rôles : des élus et des fonctionnaires comme-il-faut, encore heureux d’avoir atteint ce qui fut trop longtemps inaccessible aux nègres.

Puisque, de toute éternité, les ordres viennent de Paris, et que Paris est une des capitales du G 8, la pauvreté est un domaine où les médicaments sont prescrits par ceux-là même qui en sont la cause, avant que les soignants connaissent bien la maladie. Un autre gouvernement viendra, qui proposera une autre loi que le RSA, puis une autre, et encore une autre… Et chaque fois, au garde-à-vous, nous nous empresserons de montrer comment nous savons obéir, combien nous sommes de bons républicains de Gauche ou de Droite… Pourtant, la maladie de la Guadeloupe, c’est aux Guadeloupéens de la connaître, eux qui la voient et la ressentent. On ne devrait plus s’en remettre à la seule volonté gouvernementale et aux dispositifs qu’elle fourgue aux DOM, en nous privant nous-mêmes d’initiative et d’inventivité. Sachant chez nous l’ampleur des dégâts, on ne peut pas non plus ôter aux principales victimes leurs ressorts propres, en l’attente de ce que les budgets publics voudront bien leur donner. Nous sommes capables de trouver nous-mêmes des remèdes durables. Tout simplement parce que les meilleurs spécialistes de la Guadeloupe sont potentiellement les Guadeloupéens, pas les Français-Européens de passage.

Refuser de regarder trop longtemps le mal guadeloupéen en face de peur de perdre de vue les élections prochaines n’empêchera pas que le pays soit traversé par des envies durables de révolution. Autant dire que la lutte contre la pauvreté en Guadeloupe, diluée dans la catégorie des politiques publiques françaises, vidée de son sens par la bureaucratie autochtone, ne déplacera rien. Non, ce combat ne doit pas être un enjeu pour fonctionnaires en mal de promotion ni la note d’émotion des discours racoleurs des politiciens. De telles postures font tôt où tard le lit de toutes formes de corruption ou de petits arrangements entre amis. Au contraire, la lutte véritable contre la pauvreté et la précarité est un affrontement très concret avec un pouvoir économico-politique qui profite du plus grand nombre. Il ne faut pas oublier que le peuple guadeloupéen s’est forgé non seulement contre la négation de son humanité, mais aussi contre la pauvreté et la misère qui en découlaient. Il y a là beaucoup d’expériences qui pourraient nous inspirer. Pourtant, on s’obstine aujourd’hui à donner de la pauvreté une définition exclusivement monétaire.

Ce faisant, on ignore l’économie de subsistance et la sociologie de l’entraide. On ignore cette culture qui a permis à nos pères d’avoir une relative autonomie à l’égard de l’aide publique.

Cette pauvreté non assistée qu’on retrouve encore dans la plupart des pays du Sud était absolument différente de la pauvreté assistée des pays du Nord. Ce n’est pas celle de la France, qu’on nous applique aujourd’hui à toute force, aveuglément. Dans notre société traditionnelle, les pauvres avaient inventé un système d’entraide minimum. Ceux des leaders politiques qui épousaient leur cause, en général de Gauche, s’attachaient davantage à mobiliser les classes laborieuses contre la cause première de leurs maux : l’exploitation capitaliste. La politique d’assistance publique n’était pas le premier recours.

Aujourd’hui la Gauche, presque toute la Gauche, disons… locale, cherche plutôt à tirer sa légitimité, non de son combat de tous les jours aux côtés des plus pauvres, mais de sa capacité à mettre en œuvre, mieux encore que la Droite, les lois sociales de la République française.

Ces lois qui ne sont que la traduction juridique de la stratégie économique du capitalisme ultralibéral. Ces lois qui achèvent la désorganisation sociale, la dissolution des liens de solidarité, la désintégration de la famille, la marginalisation, le confinement dans des ghettos, l’absence d’esprit civique. Des causes nouvelles de la misère, extra-économiques, se développent. On laisse les bénéficiaires des minima sociaux s’en soulager, d’allocations en contrat précaires, tout en s’étonnant faussement que les jeunes générations luttent contre elles en bandes par une économie de larcin et de drogue.

Sur les enjeux d’un tel combat, c’est la pensée politique elle-même qu’il faut réformer, si ce n’est le mode de penser même. C’est une affaire trop sérieuse pour l’abandonner aux seuls politiciens, lesquels, de la Gauche à la Droite, ont fini par puiser dans le même fond de recettes : se contenter du déjà-là, ne surtout pas aller à l’encontre des idées reçues, ne rien déplacer de la hiérarchie sociale, s’en remettre au mécanisme de la logique administrative.

Maintenant, nous vivons dans un système où l’élu politique ne s’occupe que d’intendance ou de gestion. Quelle que soit sa provenance professionnelle, l’élu devient succédané de fonctionnaire à force de s’en remettre au seul avis technique des vrais fonctionnaires qui, de fait, dictent la politique. C’est une forme de déni du suffrage universel : on se présente au peuple avec un discours qui ressemble à une pensée politique, une fois élu, on tente d’habiller d’un discours stéréotypé des logiques comptables et purement administratives. En réalité, la politique n’est plus au poste de commandement.

Ainsi naît une funeste dichotomie politique/citoyen. La politique deviendrait affaire de spécialistes, d’élus professionnels, le citoyen n’étant appelé à s’exprimer que périodiquement, dans le secret de l’isoloir. On tend à faire croire, souvent de manière allusive, que tout citoyen devrait se soumettre à une sorte de devoir de réserve. Or, la citoyenneté signifie que le droit à la pensée politique appartient à toute personne capable de voter. Si bien que l’idéal serait que l’éducation civique puisse amener le plus grand nombre à juger de la manière dont la cité est gouvernée et à participer pleinement au débat public. C’est de moins en moins le cas dans nos parages et à notre époque, où presque tout le monde, même objectivement assuré de son poste de travail, partage la peur contagieuse de la précarité. Il plane dans l’air du temps un odieux chantage : si ta parole dérange trop, gare au placard ! ça marche contagieuse de la précarité. Il plane dans l’air du temps un odieux chantage : si ta parole dérange trop, gare au placard ! ça marche assez bien dans la fonction publique où, pourtant, la stabilité de l’emploi est mieux garantie que dans le privé. Peur irrationnelle, mais d’autant plus dévastatrice.

S’il est un secteur qui a besoin de citoyens militants, fonctionnaires ou non, c’est bien celui de la lutte contre la pauvreté. On n’est volontaire dans un tel combat que lorsque dans son cœur et sa chair, en tant que femme ou homme de Guadeloupe, on n’accepte pas les inacceptables inégalités dont souffrent ses semblables. On peut n’y consacrer que 35 heures par semaine dans son bureau, à condition que son travail ait du sens. Mais on peut aussi y contribuer le plus clair de son temps à travers l’action politique et associative, là où l’on n’est plus confiné dans sa fonction de balayeur, chauffeur, réceptionniste, secrétaire, animateur, technicien ou chef de service, mais où l’on est un citoyen égal aux autres. Dans tous les cas, en tant que Guadeloupéen, on doit réfléchir comme les autres, avec les autres : au-delà de ma peau que je veux sauver, quelle est la finalité de notre action collective ? La réponse n’appartient pas au seul politique, quelle que soit sa notoriété dans les sondages.

Chacun d’entre nous, parce que nous vivons ici, dans ce pays, avec souvent des proches victimes du chômage ou bénéficiaires du RSA, peut contribuer à une connaissance plus profonde des causes de la maladie et à la recherche des remèdes. Il ne faut surtout pas être intimidé par les censeurs d’un ordre élevé qui opposeront toujours l’efficacité à la pensée, le faire au dire. Non… Sa ki la pou’w dlo pa ka chayé ‘y ! Nous ne devons jamais oublier que la plupart d’entre nous ne peuvent prétendre aujourd’hui à un minimum de dignité professionnelle que parce que, dans une certaine Guadeloupe, à l’époque de nos grands-parents, les pauvres ont su inventer une économie solidaire. Très peu de familles guadeloupéennes ont hérité de capitaux ou de grandes propriétés foncières. Le plus grand rêve de nos grands-parents ne dépassait pas, hélas, l’idée que leurs descendants fussent au moins des salariés dignement rémunérés, au mieux des fonctionnaires qui prouvent qu’ils ont bien appris à lire, à écrire et à bien se tenir.

Il est plus que temps de rendre à la Guadeloupe ce qu’elle nous a donné, mais en mieux. Le statut départemental-régional français et nordique n’empêchera jamais que la Guadeloupe soit un pays du Sud, or « l’entraide, la propension à créer du lien social constituent la seule mais grande richesse des mondes appauvris du Sud ». Tous ces ressorts autonomes que les politiques publiques post-départementalistes leur ont volé progressivement, à partir des années 1960, par l’émigration massive, la fermeture des usines, la mort des principaux bassins d’emploi et de vie communautaire, les pitances monétaires allant de l’allocation « femme-seule » au RSA, en passant par le RMI. Si le peuple guadeloupéen ne retrouve pas cette convivialité solidaire, ce système de courte-échelle des uns aux autres, nés de relations de solidarité entre membres d’une même famille, d’un même quartier, d’une même commune, en y mettant des idées nouvelles, adaptées à notre temps et notre culture, c’en sera fini de la Guadeloupe que nous aimons.

Aucun dispositif public, même avec une organisation administrative appliquant bien les cours de droit public, n’y pourra grand chose. Car notre système traditionnel n’entre pas dans la conception monétariste et quantitative de la pauvreté qui nous vient de l’Occident. Laquelle broie les plus faibles en créant continûment de nouvelles sources de précarité et de dépendance.

Plus que jamais la réflexion, l’imagination et la créativité sociale sont convoquées, chez les professionnels du social aussi bien que les simples citoyens (demandeurs d’emploi, actifs ou retraités). Adaptons, réinventons, contournons, révolutionnons même, tant que cela est possible !

Pourvu que nous ne perdions pas le sens du pays qui fait notre âme à nous. Et, surtout, cessons de laisser croire que toute pensée dérange, simplement parce que penser est souvent oser dire que tout n’est pas dit ! Certains veulent montrer que celui qui pense ne croit pas à l’action, que la liberté d’expression est le discours prétexte qui permet à ceux qui le prononcent de rester assis sur leur derrière en critiquant les honnêtes gens qui agissent. Il n’est rien de plus nocif. Avec cette manière de faire, le plus gentil des élus peut amadouer la médiocrité. Il peut en instillant, l’air de rien, la crainte de déplaire au pouvoir, embrigader des gens de qualité et faire de l’administration une redoutable arme d’oppression. Faute d’avoir la force et le courage de nous gouverner nous-mêmes, nous pouvons très bien avoir le talent d’être le relais (ou l’alibi) le plus sûr des autres, qui de loin nous gouvernent.

Source : Caraibecreolenews.com | Jeudi 7 juillet 2011

Publié par la Rédaction le mercredi 20 juillet 2011

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