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Maître Roland EZELIN

Arrêt de la CEDH du 26 avril 1991, dans l’affaire Ezelin contre la France
>Mots-clés : Justice coloniale  
 

En 1983, Maître Roland EZELIN, devenu ensuite Bâtonnier, est lourdement sanctionné par la justice française pour avoir défilé sous une banderole fustigeant la justice coloniale ; lors d’une manifestation publique destinée à protester contre deux décisions judiciaires condamnant trois militants à des peines d’emprisonnement et d’amende pour dégradation de bâtiments publics...

Retour sur un un épisode judiciaire pour mieux comprendre, jodla, les pratiques (menaces, intimidations provocations) d’un prêtre de passage à l’encontre de Maitres Sarah ARISTIDE et Patrice TACITA, notamment.

Ces pratiques, ni nouvelles ni isolées, sont un des aspects de "l’Etat policier" qui réprime toutes celles et tous ceux qui osent s’opposer au mépris, à la négation, à l’exploitation et à la discrimination dont nous sommes, nous guadeloupéens, victimes an péyi annou.

LES FAITS

Les mouvements de libération nationale et syndicats de Guadeloupe organisèrent à Basse-Terre, le 12 février 1983, une manifestation publique destinée à protester contre deux décisions judiciaires condamnant trois militants à des peines d’emprisonnement et d’amende pour dégradation de bâtiments publics. Le requérant, alors vice-président du Syndicat des avocats de la Guadeloupe, y participa en portant une pancarte.

Le commissaire principal de Basse-Terre dressa le jour même un procès-verbal et l’envoya au procureur de la République de cette ville. Accompagné de onze annexes, ce document relate :

"Nous trouvant au service, Sommes informés par message radio que la manifestation organisée à ce jour par les divers mouvements indépendantistes dès 9 heures au Champ d’Arbaud à Basse-Terre et dont nous suivons l’évolution, a pris la forme d’un défilé en ville, que les manifestants se sont mis en marche à 10 h 30 et qu’ils parcourent les rues de la ville en scandant des slogans hostiles à la police et à la justice et qu’au cours du défilé des inscriptions à la peinture ont été portées sur divers bâtiments et notamment l’Institut d’émission d’Outre-mer, dit ’Caisse centrale’ ;
Que le groupe qui est parti du Champ d’Arbaud, composé de 450 à 500 personnes, a fusionné, à hauteur de la rue Schoelcher, avec un autre groupe de 500 personnes, formant ainsi un groupe compact de mille personnes environ, dont les leaders marchent en tête et donnent les mots d’ordre [,] des slogans à scander par haut-parleurs, et que parmi ces leaders ont été reconnus les personnages suivants :

- Roland Thesauros (Université Antilles-Guyane),
- Luc Reinette, leader du M.P.G.I. (Mouvement populaire pour une Guadeloupe indépendante), ancien membre du G.L.A. sorti de prison après le 10 mai 1981,
- Max Safrano, chef présumé de l’A.L.N. (Armée de libération nationale), inculpé, et élargi la veille de la prison de Basse-Terre,
- Fernand Curier [,] du Syndicat U.T.S./U.G.T.G. [,] récemment condamné (le 1er février 1983) par la cour d’appel de Basse-Terre à 15 jours d’emprisonnement et 10 000 francs d’amende,
- la soeur de Joseph Samson, condamné le 7 février 1983 par le tribunal correctionnel de Basse-Terre à la même peine,
- Rosan Mounien, autre syndicaliste de l’U.T.A./U.G.T.G.,
- Marc-Antoine, condamné le 7 septembre 1983 par la cour d’appel de Basse-Terre en même temps qu’Alexander, ... et d’autres, connus comme des extrémistes particulièrement exaltés et déterminés, dont un nommé Rupaire, etc... et que le cortège ainsi constitué se trouve présentement au cours Nolivos, qu’il s’engage rue de la République, et qu’il va arriver devant le commissariat.

A cet instant, disons rendre compte des faits par radio à M. le directeur départemental des polices urbaines (indicatif ’Polaire’) lequel se trouve au palais de justice avec deux pelotons de gendarmes mobiles que nous avons convenu de déployer en bas du boulevard Félix-Eboué de façon à interdire l’accès au palais de justice pour prévenir toute exaction contre ce bâtiment et le palais du conseil général.

A onze heures dix minutes, les manifestants arrivent devant le commissariat de police et se massent devant le poste. Pendant que je prenais les dispositions nécessaires pour [parer à] l’attaque éventuelle des locaux, les manifestants prenaient position devant le poste où devaient avoir lieu deux prises de paroles par des meneurs étrangers à la circonscription et inconnus des policiers présents. Les propos, tenus en créole, tendaient à exhorter les policiers à se démobiliser et à rejoindre leurs rangs. Puis, s’ensuivait une violente mise à l’index du gardien Beaugendre, accusé de trahison, après quoi, la foule des manifestants devait scander durant un quart d’heure : "BEAUGENDRE-MAKO ! UN JOU OU KÉ PAYÉ" (un jour tu vas payer) sur l’air des lampions.

Parmi les manifestants, étaient identifiés les personnages suivants : Roland Thesauros, Luc Reinette, Max Safrano, Fernand Curier, Rosan Mounien, Rupaire, Marc-Antoine, la famille de Samson (P.V. n° 1) ainsi que le docteur Corentin (P.V. n° 7) et Me Ezelin, avocat à la Cour, ces deux dernières personnes déployant une banderole comportant l’inscription "AVOCATS-MEDECINS" (P.V. n° 7). Cependant, la plus grande partie des manifestants, parmi lesquels se trouvaient les plus excités et les plus agressifs, étaient des personnes étrangères à Basse-Terre, la plupart originaires de la Grande-Terre semble-t-il, et par conséquent inconnues des fonctionnaires de police ;

Les manifestants quittaient le commissariat vers 11 h 30 en direction du palais de justice et du conseil général. Tenu constamment informé des faits, mon directeur me faisait alors savoir qu’il renonçait à disposer un barrage fixe au bas du boulevard Eboué, comme nous l’avions décidé, et qui aurait été destiné à empêcher les manifestants d’approcher les deux points névralgiques du palais de justice et du conseil général, en raison de la trop forte supériorité numérique de ces derniers.

Le cortège empruntait alors le boulevard Félix-Eboué qu’il devait remonter jusqu’au Champ d’Arbaud où devait s’opérer la dispersion, après avoir marqué deux arrêts prolongés, ponctués de prises de paroles et de slogans repris par la foule, d’abord devant le palais de justice pour insulter les magistrats, puis à hauteur de la prison pour manifester leur solidarité aux militants emprisonnés. Après le passage des manifestants, on devait constater qu’ils avaient mis à profit ces arrêts pour maculer les murs des bâtiments administratifs d’inscriptions outrageantes et injurieuses tracées à la peinture verte, rouge et noire.

L’enquête immédiatement entreprise n’a pas permis d’identifier les auteurs de ces dégradations. Selon les renseignements recueillis, la plupart des inscriptions ont été tracées par des jeunes filles étrangères à Basse-Terre, sans doute pour éviter au maximum d’être reconnues. L’une
d’elles serait enseignante à Pointe-à-Pitre mais ce fait n’a pu être établi formellement.

Les Renseignements généraux ont confirmé que les auteurs de ces inscriptions faisaient partie des manifestants arrivés par autocar de Pointe-à-Pitre. Ils ne connaissent pas leurs identités.
En conséquence, je vous transmets, en l’état, la présente procédure.
Cependant, cette affaire retient toute l’attention de mes services.

Tout fait nouveau, tout renseignement permettant l’identification des auteurs des faits, serait immédiatement exploité, et je ne manquerais pas de vous en tenir informé."

LA PROCEDURE D’INSTRUCTION

Une information contre X fut ouverte le 21 février 1983 pour dégradation de bâtiments publics et outrages à magistrats. Le 24, le procureur général près la cour d’appel de Basse-Terre écrivit en ces termes au bâtonnier de l’Ordre des avocats de la Guadeloupe :

"J’ai l’honneur de vous transmettre sous ce pli la photocopie d’un rapport de police en date du 21 février 1983 duquel il résulte que Me Ezelin, avocat au barreau départemental de la Guadeloupe, aurait participé, dans des conditions de nature à mettre en jeu sa responsabilité au regard de l’article 226 du code pénal," - paragraphe 23 ci-dessous - "à une manifestation publique dirigée contre l’institution judiciaire.
Je vous prie de bien vouloir m’adresser votre avis sur cette affaire, après avoir recueilli les explications de votre confrère."

Par une lettre du 14 mars 1983, le bâtonnier indiqua au procureur général le résultat de ses investigations :

" - (...) Me R. Ezelin [n’avait pas porté] une banderole avec un tiers mais [porté] seul une pancarte avec l’intitulé suivant ’Syndicat des avocats de la Guadeloupe contre la loi sécurité et liberté’ ;
- il ne p[ouvait] lui être imputé aucun acte, aucun geste, aucun propos outrageant à l’encontre des magistrats.
Sa participation à une manifestation [s’était] donc limitée à une protestation contre l’usage de la loi ’sécurité et liberté’. (...)."

Et de conclure :

"Dans ces conditions, compte tenu :
- des faits : dans l’hypothèse la plus défavorable pour Me R. Ezelin, la prise en compte du rapport de M. le commissaire principal (...) ne lui impute aucun geste, aucun acte, aucun propos outrageant ;
- des dispositions de l’article 226 du code pénal, il ne m’apparaît pas que puisse être retenue la responsabilité de mon confrère R. Ezelin [,] exerçant son libre droit de réunion à une manifestation non interdite, et portant une pancarte avec l’inscription ’Syndicat des avocats de la Guadeloupe contre la loi sécurité et liberté’. (...)."

Convoqué le 25 avril 1983, après une remise, par le juge d’instruction pour déposer en tant que témoin, me Ezelin déclara n’avoir rien à dire sur l’affaire. Le 19 mai 1983, l’instruction déboucha sur une ordonnance de non-lieu, au motif qu’aucun élément n’avait été recueilli permettant d’identifier les auteurs des inscriptions, ni ceux des propos outrageants ou menaçants tenus au cours de la manifestation.

LES POURSUITES DISCIPLINAIRES

1. La décision du conseil de l’Ordre des avocats

Le 1er juin 1983, le procureur général adressa au bâtonnier une plainte dirigée contre l’avocat guadeloupéen et ainsi conçue :

"J’ai l’honneur, pour faire suite à ma lettre du 24 février 1983 et à notre entretien du 31 mai dernier, de vous saisir, conformément à l’article 113 du décret du 9 juin 1972," - paragraphe 25 ci-dessous - "du comportement de Me Ezelin, avocat inscrit au tableau des avocats de l’Ordre de la Guadeloupe.
Je vous avais transmis dans ma précédente correspondance la photocopie d’un rapport de police en date du 21 février 1983 qui relatait la participation de Me Ezelin à une manifestation organisée le 12 février 1983 à Basse-Terre.
Cette manifestation avait pour objet de contester deux décisions de justice rendues l’une le 1er février 1983 par la cour d’appel de Basse-Terre contre Fernand Curier, l’autre le 7 du même mois par le tribunal de grande instance de Basse-Terre contre Gérard Quidal et Joseph Samson, auxquels il était reproché des faits de dégradation de bâtiments publics.
Au cours de cette manifestation, des inscriptions particulièrement outrageantes ont été notamment faites à la peinture sur les murs du palais de justice, traitant l’un des magistrats qui avait participé à l’une des décisions de fasciste et l’ensemble des juges de ’MAKO’ [maquereaux].
Des menaces de mort ont même été maintes fois scandées par les manifestants à l’encontre de policiers témoins des faits. Une information contre X du chef de dégradation de bâtiments publics, outrages à magistrat et complicité a été diligentée par le juge d’instruction de Basse-Terre.

Tous les individus signalés comme ayant participé à la manifestation ont été entendus et ont affirmé n’avoir vu personne procéder aux inscriptions ou, à tout le moins, ignorer l’identité des auteurs.
Seul Roland Ezelin a refusé de répondre aux questions.
La procédure ayant été clôturée par une ordonnance de non-lieu, je vous adresse ci-joint photocopie de son procès-verbal de déposition de témoin, dont la date avait été retardée de plus d’un mois pour satisfaire à ses convenances.

Cette attitude conforte donc, à mon avis, l’opinion selon laquelle Me Ezelin, qui connaissait le but de la manifestation (cf. photocopies des tracts distribués à cette occasion), a voulu, en y participant, s’associer de façon exemplaire aux critiques faites par une organisation politique de la justice en Guadeloupe, et qu’en tout état de cause ni les menaces de mort proférées ni les inscriptions injurieuses faites à l’égard des magistrats devant lesquels il est appelé à plaider ne l’ont surpris en l’occurrence, ni même choqué en tant qu’avocat.
Son refus de répondre en qualité de témoin au magistrat instructeur constitue de surcroît une attitude de mépris à l’égard de la justice.

Il m’apparaît dans ces conditions qu’il y a eu en l’espèce manquement prévu par l’article 106 du décret du 9 juin 1972," - paragraphe 25 ci-dessous - "et c’est pourquoi je vous demande, Monsieur le bâtonnier, de bien vouloir saisir le conseil de l’Ordre d’une procédure disciplinaire à
l’encontre de Me Ezelin. (...)."

Siégeant en audience disciplinaire en vertu de l’article 104 du décret n° 72-468 du 9 juin 1972 (paragraphe 25 ci-dessous), le conseil de l’Ordre adopta, le 25 juillet 1983, l’arrêté ci-après :

"(...)
Considérant que, sur la première série de faits reprochés à Me Roland Ezelin, est déjà intervenu, sur demande de M. le procureur général, un avis de M. le bâtonnier de l’Ordre en date du 14 mars 1983, qu’il résulte tant dudit avis que des explications recueillies à nouveau de Me Roland Ezelin que sa participation à la manifestation incriminée, à l’appel du Syndicat des avocats dont il est un des responsables, avait pour objet une protestation contre l’usage de la procédure de saisine directe et la persistance de la loi dite sécurité et liberté aujourd’hui abrogée, qu’il ne résulte pas de l’information que Me Roland Ezelin, dans le cadre de sa participation à ladite manifestation, ait commis un manquement à l’article 106 du décret du 9 juin 1972 et puisse en conséquence faire l’objet d’une sanction disciplinaire ;
Considérant, au demeurant, que la procédure diligentée sur ces faits a été clôturée par une ordonnance de non-lieu aujourd’hui définitive ;
Considérant, en ce qui concerne la seconde série de faits reprochés à Me Roland Ezelin, qu’il résulte tant de l’instruction à laquelle il a été procédé, que des explications de Me Roland Ezelin que son refus de déclaration au juge d’instruction a été motivé par des préoccupations tirées de l’article 105 du code de procédure pénale" - paragraphe 24 ci-dessous - "et le souci du respect de l’article 89 du décret du 9 juin 1972," - paragraphe 25 ci-dessous - "certaines personnes convoquées devant le juge d’instruction à propos des faits pour lesquels son témoignage était sollicité, l’ayant consulté déjà en sa qualité d’avocat ;
Considérant qu’il est exact, comme le soutient Me Roland Ezelin, que par lettre en date du 24 février 1983, M. le procureur général avait fait savoir à M. le bâtonnier que Me Roland Ezelin ’avait participé, dans des conditions de nature à mettre en jeu sa responsabilité au regard de l’article 226 du code pénal, à une manifestation publique dirigée contre l’institution judiciaire’ ;
Considérant que Me Roland Ezelin, informé de cette accusation, était ainsi fondé à se prévaloir des dispositions de l’article 105 du code de procédure pénale ;
Considérant que s’il peut paraître regrettable que Me Roland Ezelin n’ait pas davantage explicité devant le juge son refus de déclaration, il n’est pas apparu au conseil que ce refus puisse être considéré comme un mépris envers la justice et les institutions judiciaires ; que du reste, s’il avait été jugé comme suffisamment conséquent pour constituer une entrave au déroulement normal de la procédure en cause, le juge d’instruction n’eût pas manqué de faire usage des dispositions de l’article 109 du code de procédure pénale" - paragraphe 24 ci-dessous - "et le ministère public de prendre des réquisitions adéquates avant que n’intervienne l’ordonnance de non-lieu venue régler la procédure d’instruction ayant fait l’objet de la convocation à témoin de Me Roland Ezelin ;

En conséquence, eu égard aux pièces du dossier, aux explications fournies par Me Roland Ezelin, à l’excellent comportement professionnel habituel de cet avocat, le conseil estime qu’il n’y a pas lieu à prononcer de sanction disciplinaire contre Me Roland Ezelin ;

Par ces motifs,
Le conseil de l’Ordre, statuant en matière disciplinaire et en premier ressort,
Arrête
Article 1er - Il n’y a pas lieu à sanction disciplinaire contre Me Roland Ezelin à raison des faits ayant fait l’objet de la saisine de M. le procureur général en date du 1er juin 1983.
Article 2 - Le conseil recommande à M. le bâtonnier de rappeler, tant à Me Roland Ezelin qu’à l’ensemble des avocats, les règles traditionnelles de rigueur et de discernement dans toutes les activités où leur qualité
d’avocat peut être engagée.
(...)."

2. L’arrêt de la cour d’appel de Basse-Terre, du 12 décembre 1983

Le procureur général attaqua la décision précitée devant la Cour d’appel de Basse-Terre. A l’audience, il invita celle-ci à infliger à Roland Ezelin la peine disciplinaire de l’avertissement.

Le 12 décembre 1983, la cour d’appel infirma l’arrêté du conseil de l’Ordre et prononça contre Me Ezelin la peine disciplinaire du blâme, plus sévère que celle de l’avertissement :
_"(...)
Attendu qu’il est constant que Me Ezelin a participé le 12 février 1983 à une manifestation qui se déroulait dans les rues de Basse-Terre ;
Attendu que le rapport de police et ses pièces annexes déterminent, sans contradiction, que l’objet reconnu de la manifestation, organisée par les mouvements indépendantistes du département, était de protester avec éclat contre les récentes condamnations de trois militants à 15 jours d’emprisonnement et 10 000 F d’amende pour dégradation de
bâtiments administratifs."

Il n’est pas prétendu que Me Ezelin ait participé à cette manifestation plus activement que par sa présence constante et le port de la pancarte.
A la suite de ces faits, une information fut ouverte contre X des chefs de dégradation des bâtiments publics, outrages à magistrat et complicité. Me Ezelin fut convoqué en qualité de témoin par le juge d’instruction ainsi qu’un certain nombre de personnes reconnues par les policiers.
Après sa prestation de serment, le procès-verbal de son audition est rédigé comme suit :
’- Vous m’expliquez les circonstances des faits qui motivent ce dossier. Moi je n’ai rien à dire sur l’affaire.
S.I. - Je répète que je n’ai rien à dire sur cette affaire.
Question : Etiez-vous présent dans la manifestation qui s’est déroulée le 12 février dernier dans les rues de Basse-Terre ? Dans l’affirmative, avez-vous vu des gens peindre sur les murs de divers bâtiments de cette ville ?
Réponse : Je n’ai rien à dire sur cette affaire.
Lecture faite, persiste, signe avec nous et avec le greffier.’

Attendu que des éléments ainsi explicités, il résulte que Me Ezelin, avocat à la Cour et membre du conseil de l’Ordre, a participé à l’ensemble de la manifestation qui s’est déroulée dans les conditions sus-énoncées, non contestées ;
Qu’au cours de cette manifestation, de graves menaces à l’encontre d’un gardien de la paix ont été constamment proférées ainsi que des injures à l’égard de différentes autres personnes, notamment d’un conseiller à la Cour, d’une personnalité régionale et du corps des magistrats, que les murs du palais de justice ainsi que ceux du conseil général qui lui fait face ont été entièrement maculés d’inscriptions particulièrement injurieuses et outrageantes à l’égard des mêmes personnes ;
Qu’il est certain que Me Ezelin, qui faisait partie du cortège, notamment lors de ses arrêts devant le commissariat puis devant le palais de justice et la maison d’arrêt, ne pouvait pas ne pas voir ces inscriptions outrageantes et injurieuses qui étaient en train d’être peintes en très grands caractères sur tous les murs du palais de justice, lieu de travail commun des magistrats et des avocats, et du conseil général, qu’il ne pouvait pas ne pas entendre les menaces et injures qui n’ont cessé d’être proférées à l’égard des mêmes personnes ;
Qu’il se présentait lui-même comme avocat puisqu’il portait une pancarte énonçant sa profession et qu’à aucun moment il ne s’est désolidarisé des actes injurieux et outrageants commis par les manifestants, ni [n’a] abandonné le cortège ;
Attendu que de tels errements, de la part d’un avocat faisant état publiquement de sa profession, ne peuvent être justifiés, comme il le fait plaider, par des convictions personnelles ou par des consignes d’un syndicat et constituent à sa charge un manquement à la délicatesse dénoncé par l’article 106 du décret du 9 juin 1972 ;
Attendu par ailleurs que Me Ezelin, entendu par le juge d’instruction en qualité de témoin, a refusé de faire sa déposition sur les faits dont il avait eu connaissance, sans alléguer de motif ;
Qu’il a ainsi contrevenu aux dispositions de l’article 109 alinéa 3 du code de procédure pénale qui s’imposent à tout citoyen et dont en sa qualité d’avocat il ne pouvait méconnaître les obligations ;
Et [que,] dès lors que Me Ezelin a contrevenu à une disposition de la loi et a manqué à la délicatesse, il s’est exposé aux sanctions disciplinaires énumérées à l’article 107 du décret du 9 juin 1972 ;"
"Qu’eu égard aux bons renseignements professionnels qui lui sont unanimement reconnus, la Cour considère que la peine prononcée doit être celle du blâme ;

Par ces motifs
Vu les articles 22 et suivants de la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971 et les articles 104 et suivants du décret n° 72-468 ;
Statuant publiquement en formation d’assemblée des Chambres ;
Infirme la décision prise le 25 juillet 1983 par le conseil de l’Ordre du barreau départemental de la Guadeloupe, barreau près la cour d’appel de Basse-Terre, siégeant comme conseil de discipline ;
Prononce à l’encontre de Me Ezelin, avocat de ce barreau, la peine disciplinaire du blâme ;
Le condamne aux dépens.
(...)."

(Gazette du Palais, 9 février 1984, jurisprudence, pp. 76-77)

3. L’arrêt de la Cour de cassation, du 19 juin 1985

L’avocat se pourvut en cassation contre l’arrêt précité. Il soutenait en particulier que la sanction disciplinaire prononcée contre lui enfreignait les articles 10 et 11 (art. 10, art. 11) de la Convention.

Le 19 juin 1985, la Cour de cassation (1re chambre civile) rendit un arrêt de rejet où elle relevait notamment :
_"(...)
(...) que sans retenir contre l’avocat une responsabilité collective pour des faits délictueux commis par d’autres manifestants, la cour d’appel a énoncé qu’au cours de la manifestation, qui avait pour objet de protester avec éclat contre de récentes condamnations pénales, des outrages avaient été proférés et des expressions injurieuses inscrites sur tous les murs du palais de justice, visant le corps des magistrats, ainsi qu’un conseiller à la cour d’appel nommément désigné et une personnalité du département exerçant la profession d’avocat ; que la juridiction du second degré ajoute que Me Ezelin, qui se présentait à la manifestation en qualité d’avocat, qui avait entendu les menaces et outrages et qui avait vu les inscriptions injurieuses inscrites sur les murs du palais de justice, lieu de travail commun des magistrats et avocats, n’a, à aucun moment, exprimé sa désapprobation de ces excès, ni abandonné le cortège pour se désolidariser de ces actes délictueux ; qu’elle a pu en déduire que ce comportement constituait un manquement à la délicatesse caractérisant une faute disciplinaire ; (...)
(...)
(...) que l’article 109 du code de procédure pénale fait obligation à toute personne entendue comme témoin de faire une déposition, et qu’aux termes de l’article 106 du décret du 9 juin 1972, toute contravention aux lois ou aux règlements constitue une faute disciplinaire, indépendamment de la faculté qu’a le juge d’instruction de prononcer une amende contre le témoin qui refuse de déposer ; que la cour d’appel a constaté qu’aux questions posées par le magistrat instructeur, et notamment à la question : ’Etiez-vous présent à la manifestation qui s’est déroulée le 12 février 1983 dans les rues de Basse-Terre [?]’, Me Ezelin s’est borné à répondre : ’Je n’ai rien à dire sur cette affaire’ ;
qu’elle ajoute que l’avocat n’a, pour expliquer cette attitude, allégué aucun motif ; qu’elle a pu en déduire que Me Ezelin, qui avait ainsi refusé de faire une déposition sans invoquer aucune justification de ce refus tenant à l’article 105 du code de procédure pénale ou au secret professionnel, avait commis une contravention à la loi et un manquement à la délicatesse envers le juge d’instruction, constitutifs d’une faute disciplinaire ; que la juridiction du second degré a ainsi légalement justifié sa décision et que le moyen n’est fondé en aucune de ses branches (...)."

(Gazette du Palais, 11-12 octobre 1985, pp. 16-17)

CONCLUSION

Roland Ezelin saisit alors la Cour européenne des Droits de l’Homme. Dans sa requête, Me Ezelin invoquait les articles 10 et 11 (art. 10, art. 11) de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales : d’après lui, la sanction disciplinaire prononcée à son encontre enfreignait gravement ses libertés d’expression et de réunion pacifique.

Dans un arrêt daté du 26 avril 1991, la Cour va estimer qu’en participant à la manifestation litigieuse, il avait en effet exercé aussi bien sa liberté d’expression que sa liberté de réunion ; les comportements qu’on lui reprochait relevant tout autant de celle-là que de celle-ci. En le sanctionnant la justice française avait violé, à la fois, la liberté d’expression et la liberté de réunion. L’Etat français se verra ainsi condamné à 40 000 francs.

La liberté d’expression ne saurait en l’espèce être distinguée de celle de la liberté de réunion pacifique. Et la protection des opinions personnelles est l’un des objectifs de la liberté de réunion pacifique, telle que consacrée par l’article 11 de la Convention.
Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association et l’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime. »

Publié par Ibuka le mercredi 17 décembre 2008
Mis à jour le jeudi 18 décembre 2008

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R. Ezelin vs France

Cour européenne des
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