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Guadeloupe : c’est tout un peuple qui affirme sa dignité

Par Tiennot Grumbach et Savine Bernard
>Mots-clés : LKP  Solidarités 
 

Le 30 janvier, ils partirent à quelques milliers de l’immeuble de la Fédération de la Mutualité et par les multiples renforts, ils se virent 65 000 en arrivant au centre-ville. Le chiffre est désormais confirmé. Personne n’a le souvenir d’une telle mobilisation dans l’histoire mouvementée du pays Guadeloupe. La grève générale a été engagée, à l’initiative de Liyannaj kont profitasyon (Union contre le surprofit, LKP) le 20 janvier.

A l’exception des partis de gouvernement de droite et de gauche, LKP rassemble dans un seul collectif les représentants désignés de 48 organisations regroupées sur une plate-forme commune comprenant 146 revendications, notamment contre la vie chère. Les 48 délégués de LKP se réunissent dans les locaux de la Mutualité pour prendre leurs décisions. Ils s’expriment par la voix d’Elie Domota, qui est le populaire porte-parole de LKP, tout en restant le secrétaire général du syndicat majoritaire de l’île : l’UGTG (Union générale des travailleurs de Guadeloupe). Il répète à l’envi qu’en proportion "65 000 manifestants à Pointe-à-Pitre, cela ferait 10 millions de personnes dans le calme dans les rues de Paris" ! Du jamais-vu !

De fait, si l’ensemble des syndicats d’un département de l’Hexagone, après neuf jours de grève générale, avaient organisé une telle manifestation unitaire, rassemblant un pourcentage comparable de la population locale, la presse nationale se serait emparée sans délai de l’événement. Mais la Guadeloupe poussière de notre empire colonial, c’est loin ! L’ampleur de ce qui se passe en Guadeloupe est sans précédent. Ce n’est pas en présentant aux auditeurs et aux téléspectateurs un nouveau leader syndical, en faisant comme si c’était par son seul charisme qu’il avait réussi à agréger des revendications disparates et à entraîner le peuple dans une surenchère revendicative depuis bientôt quatre semaines, que l’on peut comprendre la complexité de la situation.

Le camp de ses contradicteurs reconnaît à Elie Domota des qualités dans l’expression et du sérieux dans la présentation des dossiers techniques. Certains d’entre eux ne peuvent cependant pas s’empêcher d’en revenir à la caricature en parlant du prophète Elie pour mieux souligner son inexpérience des affaires et se réfugier dans la théorie du "meneur". C’est le plus sûr moyen d’écarter l’analyse des faits et des causes.

Pour comprendre ce qu’est le LKP, il faut prendre en compte la spécificité du mouvement populaire et syndical en Guadeloupe. Depuis la répression sanglante de 1967, qui constitue le limon du mouvement actuel, des groupes politiques minoritaires, successifs et divers se sont réclamés de l’autonomie ou de l’indépendance, quels que soient les aléas statutaires envisagés depuis la départementalisation. Pour sa part, dès sa création le 2 décembre 1973, l’UGTG s’est prononcée, dans le prolongement de cette orientation "patriotique" pour l’indépendance "de ce pays-là".

L’UGTG, reprenant la méthode de l’encerclement des villes par les campagnes, s’est d’abord implantée dans le milieu des ouvriers agricoles. Quittant le confort de la protestation politique, ses cadres se sont établis dans le mouvement des travailleurs pour développer l’UGTG, à la base, dans les différents secteurs d’activité industrielle, commerciale, de service aux entreprises et dans l’administration. Syndicat alors minoritaire, il s’est fait connaître par la radicalité de ses revendications et par la fermeté des actions de grève de longue durée, en s’imposant par des piquets dissuasifs. Nombre de ses cadres et militants ont été licenciés. D’autres ont été condamnés à des peines de prison sans que la ligne générale de l’organisation en soit modifiée. Pour autant, malgré les critiques de tous les pouvoirs établis dans l’île, sur ses méthodes qui mettaient à mal la liberté du travail et de l’industrie, l’UGTG a acquis une popularité dans les luttes gagnantes qu’elle a engagées.

Cela a fini par modifier les rapports qu’entretenaient avec elle les autorités et le patronat. Il a bien fallu la reconnaître comme un interlocuteur valable pour signer, avec ses délégués syndicaux, des protocoles de fin de conflits, puis des accords d’entreprise et de branches avant que la chambre de commerce ne la reconnaisse comme représentative sur l’ensemble du territoire. En 1997, pour la première fois, l’UGTG a présenté des candidats aux élections prud’homales. Elle vient d’obtenir 52% des votes exprimés pour désigner les nouveaux conseillers des prud’hommes le 3 décembre 2008. Chacun reconnaît qu’elle a acquis sa représentativité par l’action syndicale en ne comptant que sur ses propres forces. Aujourd’hui syndicat majoritaire, l’UGTG remplit un vide politique certain.

C’est dans le contexte qui précéda le déclenchement de la grève générale que l’UGTG avec d’autres mouvements culturels associatifs et politiques a créé le collectif LKP autour d’une plate-forme unitaire de la lutte contre la vie chère et la dénonciation de la surexploitation dont les grands groupes de distribution et d’importation sont les bénéficiaires exclusifs. Ce sont ces mêmes groupes qui dirigent le commerce, la distribution, l’importation automobile (Hayot et Despointes Lauret, Blandin), l’hôtellerie (Vion) ; la presse quotidienne (Hersant). Ces groupes ont jusqu’à présent bénéficié du turbulent silence d’une administration complaisante. Ils sont dirigés par une toute petite caste, d’origine béké. Ils ont retissé un pacte colonial implicite qui leur permet de bénéficier de marges bénéficiaires spéculatives et d’avantages fiscaux et sociaux exorbitants. Depuis la mobilisation, tout le monde reconnaît les abus sur les prix et sur les surprofits qu’ils génèrent, y compris les plus hautes autorités de l’Etat.

Dans les quinze dernières années, les idées et méthodes de l’UGTG se sont propagées dans de nombreux milieux, en dehors même de la sphère syndicale. De très nombreuses associations se sont organisées autour de la défense de la langue créole, de la musique locale, du théâtre, des arts plastiques, de l’écologie et de l’économie locale durable, de l’artisanat, des toutes petites entreprises, etc. Le mouvement populaire est influencé par un syndicalisme qui a fait exploser ses propres frontières revendicatives pour agréger toutes les forces progressistes et identitaires.

L’UGTG influence de façon significative le mouvement universitaire et enseignant et les associations culturelles.
En plein mouvement de grève, LKP et Elie Domota ont pris le temps d’organiser une rencontre avec la jeunesse : 1000jeunes lycéens, étudiants, employés et ouvriers ont dialogué sur sa plate-forme en 148points et sur les perspectives que réservait le mouvement aux jeunes Guadeloupéens qui veulent "vivre et rester au pays". De même les meetings-concerts de LKP bénéficient du soutien bénévole des artistes les plus populaires de la Guadeloupe, des slameurs, poètes, et groupes de Gwoka.

Au lieu de s’enfermer dans son statut d’organisation syndicale hégémonique, l’UGTG a d’abord réussi à créer un front syndical unitaire, notamment avec la CGTG (qui a rassemblé 19 % des suffrages aux élections prud’homales ; non affiliée à la CGT mais coopérant avec la centrale de Montreuil), et avec la CTU (une scission de la CFDT, 9% aux élections prud’homales). Elles tiennent toute leur place au sein de LKP. Plus encore, l’UGTG a voulu affirmer sa volonté d’assumer l’ensemble des revendications des forces culturelles et sociales qui défendent l’identité guadeloupéenne. C’est cette orientation qui lui a permis d’entraîner dans un front uni les autres organisations syndicales représentatives (à l’exception de la CGC) avec la majorité des forces politiques et associatives identitaires du pays.

Cette large mobilisation culturelle, sociale et identitaire fait que le patronat et ses organisations, ainsi que les autorités territoriales et l’Etat, ne se retrouvent pas dans un face-à-face avec une seule organisation syndicale mais avec tout un peuple qui affirme sa dignité. Cette unité populaire s’adosse à la lutte contre la vie chère, pour la baisse du prix du carburant, pour l’augmentation immédiate de 200 euros pour les bas salaires ; mais elle va bien au-delà. Il serait grand temps que les décideurs économiques et les représentants des autorités politiques nationales, régionales et municipales le comprennent.

Depuis le 29 janvier, la mobilisation s’est maintenue. Le secrétaire d’Etat, Yves Jégo, est arrivé le 4 février. Il a pensé qu’en faisant des concessions aux gérants des stations-service cela permettrait, une fois les cuves de nouveau pleines, comme ce fut le cas en France en 1968, que chacun retourne à ses occupations et que les entreprises et les commerces rouvrent leurs portes. Les grandes surfaces, qui appartiennent aux grands groupes, l’espéraient. La présence de forts contingents de la police et de la gendarmerie à leurs portes les y encourageaient. Des piquets de grève déterminés les ont démentis.

Après une journée d’accalmie, le mouvement a rebondi. Il s’est encore radicalisé à l’occasion du départ inopiné d’Yves Jégo avant qu’il ne revienne après avoir été recadré par le premier ministre. Il revient sur ses propos initiaux encourageants, avec des consignes à la Ponce Pilate. Par sa voix, le gouvernement déclare que les augmentations des bas salaires ne pourront être réglées que par la négociation directe entre syndicats et employeurs. Toute cette médiatisation pour une telle dérobade ! Dès son retour, les rues de Pointe-à-Pitre et des autres localités de l’île entendent les voix de ceux qui vont défiler les uns après les autres autour du refrain d’une même chanson. Elle est devenue l’hymne de tout un pays. D’une même voix, accompagnés par le rythme du Ka (les tambours), les manifestants dans la rue, dans les "déboulés", sur les piquets de grève, vont entonner le refrain de cette même et unique chanson. Elle a été composée par un syndicaliste guadeloupéen, cadre de banque, dans la nuit du 15 décembre 2008. Dès le lendemain, elle était reprise à l’occasion d’une manifestation. En moins de deux mois, elle a rythmé toutes les manifestations.

Chaque groupe de quartier la reprend jour après jour. Elle dit l’affirmation d’un peuple qui se veut "Doubout" : "La Gwadeloup sé tannou,/ la Gwadeloup a patayo/Yo péké fé sa yo vlé/Adan péyi annou." [La Guadeloupe est à nous/La Guadeloupe n’est pas à vous/Vous ne pourrez plus faire ce que voulez/Dans ce pays qui est le nôtre.] Les diverses forces conservatrices semblaient croire, jusqu’aux nouvelles consignes du premier ministre, qu’il suffirait de plus de crédits pour le pouvoir d’achat et plus de détaxes et d’avantages fiscaux et sociaux pour les employeurs – le tout enrobé dans des promesses verbales d’un changement –, pour que tout cesse, sans engagement clair signé par toutes les parties. Elles se trompent.

Les poussières d’empire sont un héritage douloureux. Il est nécessaire que tous les acteurs réfléchissent aux conditions qui permettront de sortir par le haut d’une éventuelle situation de blocage. L’envoi des gendarmes dans une opération comme celle d’Ouvéa est impensable. Cette réflexion doit sans délai ouvrir sur des actions imaginatives des responsables politiques et du gouvernement. Les syndicalistes des Caraïbes se connaissent et se rencontrent. Ils savent se coordonner.

Le déclenchement de la grève générale en Martinique sur la base de revendications similaires à celles de la Guadeloupe le démontre. Déjà dans les rues de Fort-de- France, on chante : "Matinik sé tannou, Matinik sé patayo !" Les syndicalistes de la Guyane peuvent aussi rejoindre à tout moment un mouvement d’ensemble qui risque ainsi de se propager dans les "départements français d’Amérique" comme la haute administration s’entête à les désigner dans une nomenclature bureaucratique qui écrase les spécificités de chacun des trois pays.

Le mouvement n’est donc pas terminé. On peut craindre que l’exaspération l’emporte sur l’esprit de négociation. Il serait temps de le comprendre avant qu’il ne soit trop tard et que l’emporte la rhétorique du discours colonial et les méthodes répressives du passé. Les 144 revendications peuvent être satisfaites à moyen et long terme. Les plus immédiates (baisse des prix à la consommation, baisse des prix des carburants, augmentation de 200 euros par mois sur les bas salaires) doivent trouver une réponse effective dans les délais les plus brefs. Ne pas écouter le sens de ce mouvement, c’est ne pas tirer les leçons des précédents drames coloniaux que la France a connus : "Gouverner, c’est choisir."

Tiennot Grumbach et Savine Bernard
Source : Lemonde.fr

Publié par la Rédaction le jeudi 12 février 2009
Mis à jour le samedi 21 mars 2009

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