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Lilian Thuram & la crise sociale aux Antilles

Interview au journal LeMonde
>Mots-clés : LKP  Solidarités 
 

Les convictions de Lilian Thuram

La grève générale, qui paralyse la Guadeloupe depuis le 20 janvier, ne laisse pas insensible celui qui est l’un des plus célèbres natifs de l’île : l’ancien footballeur Lilian Thuram, 37 ans, retraité des terrains depuis six mois, après la découverte de problèmes cardiaques.

Membre du Haut Conseil à l’intégration (HCI) depuis 2002, le recordman de sélections en équipe de France (142) s’exprime pour la première fois sur le sujet.

Que vous inspire la grève générale en Guadeloupe ?

Je trouve que l’écho qui est fait de ce mouvement, qui dure depuis presque deux semaines, n’est pas très important. Imaginez la même situation de crise dans toute autre région de France : je pense que cela attirerait davantage l’attention. Concernant les revendications sur la "vie chère", elles me semblent d’autant plus légitimes qu’elles sont justifiées par l’Etat lui-même : lorsqu’un fonctionnaire est muté de métropole aux Antilles, il touche en effet une prime de "vie chère", qui augmente son salaire de 40 %.

C’est bien la preuve que l’Etat a conscience que le coût de la vie est exorbitant là-bas. J’ai deux soeurs qui vivent et travaillent en Guadeloupe : à chaque fois qu’elles viennent à Paris, elles repartent chez elles avec des sacs pleins de shampoing, de savon, de couches-culottes, de vêtements... Elles ne sont pourtant pas dans une situation de précarité. Mais tous les Guadeloupéens font ça. C’est un réflexe face à la vie chère.

Ce mouvement ne va-t-il pas au-delà de la singularité antillaise ?

Si, bien sûr. Il s’inscrit dans la continuité de la crise qui a commencé aux Etats-Unis et qui se répand en Europe et dans d’autres régions du monde. Il s’agit d’un mouvement d’ensemble dont la caractéristique est qu’il touche de plein fouet ceux qui ont le moins d’argent. Or la précarité gagne du terrain dans nos sociétés depuis quelques années. Notre pays n’arrive plus à satisfaire ce qui est de l’ordre du dû : des gens meurent de froid en France ; d’autres vivent dans leur voiture alors qu’ils ont un emploi ; et jamais les Restos du coeur n’ont servi autant de repas...

Allons-nous vers une société qui est encore capable de penser aux plus faibles ? Telle est la question que se posent les Français aujourd’hui, et notamment les Guadeloupéens. On peut d’ailleurs se demander si ce mouvement n’est pas avant-coureur de ce qui pourrait se passer sur le continent.

Que voulez-vous dire ?

Une situation comparable à celle qui bloque l’île aujourd’hui peut parfaitement se mettre en place sur le continent. La Guadeloupe est souvent en avance sur la métropole en matière de conflit social. Si je vous demande ce que vous inspire "mai 67", vous allez me répondre que je me trompe d’une année ou que je ne connais pas l’histoire de France.

Peu de gens se souviennent des événements de mai 1967 en Guadeloupe : trois jours d’émeute, réprimés par les forces de l’ordre, 87 morts, parce que des ouvriers réclamaient une augmentation salariale. Dans les manifestations se trouvaient également des étudiants : cela ne vous rappelle rien ? On aurait tort de minimiser la grève générale qui se déroule actuellement en Guadeloupe ou de penser qu’elle n’est le fait que d’une seule organisation indépendantiste. Tous les syndicats sont derrière. Exactement comme en France, le jeudi 29 janvier, quand plus d’un million de personnes ont défilé dans les rues...

Cette crise guadeloupéenne ne révèle-t-elle toutefois pas un malaise plus profond au sein de la société antillaise ?

Si. Quand on regarde la situation économique de l’île, on se rend compte que la majorité des richesses est détenue par les "békés" (les descendants des esclavagistes), lesquels, blancs, représentent moins de 1 % de la population. Ce sont eux qui possèdent la majorité des terres, les supermarchés, les sociétés pétrolières, et qui fixent les prix partout aujourd’hui.

Ils détiennent 90 % de l’économie guadeloupéenne. Imaginez le ressenti de la population, noire à 90 %, et donc descendante des esclaves, qui subit l’hégémonie des enfants de ceux qui les fouettaient il y a encore cent soixante ans ! Si on ajoute le fait que les patrons des grandes entreprises, le préfet, les grands responsables et décideurs de l’île sont presque tous blancs, dans un territoire dont l’histoire est profondément marquée par l’esclavagisme, cette sous-représentation peut créer des malentendus et un grand sentiment d’injustice.

Que préconisez-vous ? L’instauration de quotas ethniques ?

Non. J’ai du mal à concevoir cette idée de quotas. Il est plus important, pour moi, que soit entrepris un vaste travail afin de changer l’imaginaire des gens. Demandez à 100 personnes de citer une période de l’histoire associée aux Noirs : la grande majorité va répondre qu’il s’agit de la période de l’esclavage. Aux Etats-Unis, une Semaine des noirs américains a été créée, en 1926, avant d’être transformée, en 1975, en Mois des Afro-Américains. Chaque année en février, la société américaine est ainsi invitée à redécouvrir des Noirs qui ont accompli des choses importantes : Martin Luther King, des savants, des artistes... L’imaginaire américain sur la question noire a profondément changé grâce à cette initiative, alors que l’imaginaire européen est encore très ancré sur l’esclavage. Combien de personnes peuvent citer le nom d’un seul savant noir en France ?

Que représente l’élection de Barack Obama dans ce contexte ?

Pensez quel changement dans l’imaginaire collectif représente l’avènement d’Obama quand on songe que dans les années 1960, les Noirs étaient assis au fond du bus ! Les Etats-Unis ont su se confronter à leur histoire. Il est vrai qu’il y a eu une guerre civile pour abolir l’esclavage, des luttes pour les revendications sociales, des morts... Blancs et Noirs, les Américains ont appris à vivre ensemble. Si la France n’a jamais ouvert le débat, c’est parce qu’à la fin de l’esclavage, les Noirs et les Blancs n’ont pas vécu ensemble géographiquement.

Seriez-vous prêt à vous engager personnellement en politique ?

Pour l’instant, non.

Selon nos informations, Nicolas Sarkozy, vous a demandé, en décembre 2008, d’entrer au gouvernement ?
C’est exact. J’ai rencontré Nicolas Sarkozy et Claude Guéant (le secrétaire général de l’Elysée), qui m’ont proposé de devenir ministre de la diversité. Nous avons eu une longue discussion. Mais pour des raisons évidentes, je ne pouvais que refuser...

La politique est quelque chose de très noble qui ne tolère pas l’à-peu-près. Il faut apprendre les choses. C’est ce que je fais en ce moment en rencontrant des gens de différents horizons. Un jour, peut-être...

Vous êtes arrivé en métropole il y a presque trente ans. La France a-t-elle progressé ou reculé sur la question du racisme ?

Il y a du mieux, c’est évident, mais encore tellement à faire ! Lors des conférences que je donne avec ma Fondation (Education contre le racisme), je m’aperçois que la plupart des gens - enfants et adultes - croient encore qu’il y a plusieurs races. Il faudrait peut-être commencer par le b.a.-ba. Si on apprenait deux choses toutes simples à tous les enfants, à savoir qu’il n’y a qu’une seule race - l’Homo sapiens - et que tous nos ancêtres sont communs et viennent d’Afrique, je suis sûr que cela résoudrait grandement le problème du racisme.

Source : LeMonde,
3 février 2009

Publié par la Rédaction le mardi 3 février 2009
Mis à jour le dimanche 7 juin 2009

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