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Les voyageurs de la liberté ont ouvert la route à Obama
Ce matin-là, le petit groupe s’installe dans la gare routière de Washington. Ils sont treize. Des hommes et des femmes, jeunes et moins jeunes, Noirs et Blancs. A les voir debout dans cette salle d’attente de la capitale fédérale, on imagine une réunion de famille pour un mariage ou un baptême. Tous portent une petite valise et des habits flambant neufs, costumes-cravates pour les uns, robes impeccables et talons hauts pour les autres. Tous s’apprêtent à monter dans un autocar Greyhound avec un aller simple en poche pour La Nouvelle-Orléans. Ils sourient. Par moments, l’un d’eux laisse entrevoir une mine plus renfrognée, comme tendue à l’extrême.
Une scène banale. Rien n’indique que l’histoire est en marche. Que le pays est sur le point de vivre les premiers instants d’une véritable révolution. Il n’y a ni pancartes ni signe de protestation. Aucune caméra de télévision, pas un micro d’une radio. L’Amérique de ce mois de mai 1961 regarde ailleurs. Le jeune et fringant John F. Kennedy vient à peine de s’installer à la Maison Blanche. L’expansion économique bat son plein et l’optimisme est absolu. Les tensions raciales semblent apaisées. Et, pour l’heure, l’opinion publique garde les yeux tournés vers le ciel pour suivre les derniers préparatifs du vol d’Alan Shepard, le premier Américain de l’espace. Seuls un correspondant local de l’agence Associated Press et deux reporters du Washington Post et du Washington Evening Star sont présents, ce matin-là, sur ce quai de la gare routière.
Qu’importe, la petite troupe est prête, déterminée à sillonner le pays en direction de la Louisiane. Pour une plongée de près de 2 000 kilomètres au cœur de ces Etats du sud profond des Etats-Unis farouchement accrochés au système ségrégationniste. Un périple à haut risque pour ces militants des droits civiques qui ont choisi de défier les règles de l’exclusion raciale en voyageant, quelle que soit leur couleur de peau, côte à côte dans les transports publics.
Deux semaines auparavant, les dirigeants du CORE, le Congrès pour l’égalité raciale, une petite organisation prônant la non-violence, à l’origine de l’expédition, avaient envoyé une lettre aux plus hautes autorités du pays. Au nouveau président bien sûr, au directeur du FBI J. Edgar Hoover, à l’Attorney General (le "ministre de la justice") Robert Kennedy, mais aussi aux responsables des compagnies de transports : tous avaient été prévenus de l’action en cours, surnommée par leurs initiateurs le Freedom Ride, le voyage de la liberté. Mais aucun n’avait répondu. Au moment de monter dans deux cars, ceux que l’on appellera très rapidement les Freedom Riders ont beau regarder autour d’eux, ils sont seuls. Pas un policier. Pas le moindre signe de surveillance officielle.
La traversée de la Virginie voisine et de la Caroline du Nord se passe relativement bien. L’accueil dans les petites villes de Lynchburg et Shiloh est même chaleureux. Les premiers tabassages ont lieu en Caroline du Sud, à Rock Hill, petite localité connue pour ses nombreux membres du Ku Klux Klan et militants de l’idéologie "suprématiste" blanche. Trois Freedom Riders se retrouvent à terre, frappés l’un après l’autre par un groupe de jeunes qui traînaient dans la gare routière. Un policier blanc interviendra au bout de longues minutes en renvoyant simplement les assaillants chez eux.
Plus loin, en Géorgie, les Freedom Riders se retrouvent un soir à dîner avec le révérend Martin Luther King. Celui-ci, en aparté, met en garde plusieurs membres du groupe : "Vous ne passerez jamais l’Alabama". Il leur dit avoir entendu parler d’une conspiration orchestrée par le Klan, la police et les autorités locales qui cherchent à les arrêter coûte que coûte. La réunion, elle, se termine avec quelques couplets de We shall overcome (" Nous triompherons "), ce chant tiré d’un gospel devenu l’hymne des marches du Mouvement des droits civiques.
" SALES COMMUNISTES ! "
Le lendemain à Anniston, à la frontière ouest de l’Alabama, un des cars est d’abord arrêté et saccagé dans la gare routière, aux cris de "Sales communistes !" et "Sieg Heil !". A peine 10 kilomètres plus loin, près de Bynum, poursuivi par une quarantaine de voitures, il est incendié. Lorsque les occupants décident de fuir, un groupe de Blancs s’interpose violemment en tentant de les en empêcher. L’attaque est un véritable guet-apens, orchestré avec précision. La police ne fera que constater les dégâts, ne relevant aucune plaque minéralogique des véhicules des agresseurs. A Birmingham, la grande ville voisine, les Freedom Riders du second car sont eux aussi agressés par une foule déchaînée.
Aucun mort n’est à déplorer ce 14 mai, mais les scènes de sauvagerie ont été filmées et enregistrées par des journalistes et des photographes qui ont été eux-mêmes pris à partie par les groupes de Blancs en colère. Leurs reportages font le tour du monde et déclenchent une vague de sympathie pour ce mouvement naissant. Les Freedom Riders terminent leur premier voyage en avion, convaincus qu’il leur était impossible de poursuivre la route sans protection policière ou fédérale.
Rien, comme l’écrira plus tard l’historien Raymond Arsenault dans un livre magistral consacré à l’épopée des Freedom Riders (Oxford University Press), n’avait préparé les Américains à ces images d’incendies et de corps brisés par la furie blanche. John F. Kennedy interviendra. Enverra ses troupes. Tentera, sur le terrain, de faire appliquer la loi, toutes ces mesures déségrégationnistes votées depuis le milieu des années 1950 et ignorées dans ce Sud archaïque.
Ce premier voyage écourté donnera naissance à plus d’une soixantaine de Freedom Rides qui s’étaleront sur l’année 1961, entraînant toute une série d’émeutes et encore plus de violences. Près de quatre cents Américains monteront dans les cars pour rouler en direction de Jackson, capitale du Mississippi et symbole de toutes les exclusions. Presque tous y seront arrêtés et jetés pour une période plus ou moins longue dans les cachots de Parchman, la pire prison de l’Etat. Des Noirs issus de toutes les classes sociales. Des Blancs. Des militants de gauche, étudiants, idéalistes, athées ou religieux, fils de bourgeois. Des retraités encore et des jeunes issus de milieux progressistes juifs. Toute une Amérique prête à faire bouger les lignes de la démocratie, six ans après Rosa Parks, la dame noire du bus de Montgomery qui avait refusé de céder sa place à un Blanc. Quatre ans avant le droit de vote accordé aux Noirs.
La plupart des organisations des droits civiques se sont jointes au mouvement. Profondément divisées sur les tactiques et les buts, elles ont su travailler ensemble pour les Freedom Rides et provoquer délibérément une crise des institutions. Les "passagers de la liberté" sont ainsi parvenus à contraindre les autorités à appliquer non seulement les lois constitutionnelles existantes, mais aussi à mettre en place une régulation fédérale, sous l’œil d’une commission inter-Etats créée en septembre 1961 par les deux frères Kennedy afin de bannir toute forme de ségrégation dans les transports. Les "passagers" ont permis aux Noirs d’accéder librement aux gares routières ou ferroviaires et aux aéroports, de la Virginie au Texas.
Passés le plus souvent sous silence par rapport aux campagnes de protestations de Birmingham de 1963, aux Civil Rights Acts de 1964 et 1965, au mouvement du Black Power, aux émeutes urbaines, aux multiples assassinats et crises politiques, les Freedom Rides sont aujourd’hui considérés par les spécialistes comme un des événements fondateurs et un pivot de l’histoire des droits civiques. Qu’ils soient illustres, inconnus ou figures plus célèbres comme John Lewis, James Farmer et Stokely Carmichael, les acteurs de ce mouvement ont inauguré cette décennie turbulente. Une époque qui a transformé la nature de la démocratie américaine… et ouvert cette longue route permettant à un Barack Obama, né au mois d’août de cette fameuse année 1961, de se lancer avec succès dans la course à la Maison Blanche.
Nicolas Bourcier
Source : Le Monde - 16 janvier 2009