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Mediapart : Interview d’Elie Domota par Tiennot Grunbach

>Mots-clés : Accord Bino 
 

Alors que le LKP vient de reconduire pour la deuxième journée consécutive sa grève générale en Guadeloupe, Mediapart publie un entretien d’Elie Domota réalisé par l’avocat Tiennot Grumbach en octobre. Ancienne figure militante du maoïsme, Grumbach a aussi été président du syndicat des avocats de France (SAF) et, en tant que spécialiste du droit du travail, se rend régulièrement en Guadeloupe pour dispenser des formations aux syndicalistes de l’Union générale des travailleurs guadeloupéens (UGTG), la principale organisation dont le secrétaire général est Elie Domota.

Dans cet entretien, que Grumbach nous a fait parvenir, le leader antillais fait le point sur le non-respect des engagements signés au terme de la grève de 44 jours de février 2009 et, au-delà, de l’évolution de la contestation dans les Antilles.

Grève en Guadeloupe : ce qu’en dit Elie Domota

Tiennot Grumbach : Comment expliques-tu la persistance du modèle de mobilisation populaire que représente le LKP ?

Elie Domota : Depuis février 2008, on se voit en moyenne une fois par semaine, et on travaille sur notre plateforme de revendication et le respect des accords Bino sur les salaires et l’accord général du 4 mars. (Entre le 26 février et le 4 mars 2009, le LKP et des organisations patronales minoritaires signaient un accord sur les bas salaires, accord dit Bino, en hommage à Jacques Bino, le syndicaliste tué quelques jours plus tôt près d’une barricade à Pointe-à-Pitre.) Depuis le 5 décembre 2008, nous n’avons jamais arrêté d’organiser des meetings et des réunions d’information dans les entreprises, ainsi que des prises de parole dans les quartiers. L’avis des Guadeloupéens reste essentiel à la vie du LKP.

Depuis que le LKP existe, je suppose qu’il y a des contradictions internes. Le parti communiste de la Guadeloupe s’est par exemple retiré récemment. Comment faire pour se maintenir comme point de référence des salariés et travailleurs ?

Le LKP regroupe 48 organisations très diverses, allant des syndicats aux associations de locataires en passant par des partis ou des associations culturelles. C’est vrai que ce n’est pas simple. Le PC guadeloupéen a suspendu sa participation à la direction du LKP, tout en continuant à appeler à la grève. Je crois que ce sont des contradictions nécessaires à la bonne marche et à la fortification du LKP. Il est vrai que chaque organisation membre aimerait que le LKP soit sa copie conforme. Mais c’est une structure vivante, ne ressemblant à aucune des forces présentes en son sein. C’est une création qui ressemble à une volonté du peuple guadeloupéen de gagner sur ses revendications, une création qui se construit en avançant et avance en se construisant. C’est une organisation de masse, anticapitaliste et anticolonialiste, nourrie par ses composantes, mais sûrement pas la photocopie de l’une d’entre elles.

Où en êtes-vous de l’application dans les faits de l’accord Bino ?

On s’est tout de suite rendu compte de la difficulté de l’application de cet accord, dès que M. Hortefeux a pris en avril 2009 un arrêté squeezant son préambule et la « clause de convertibilité », qui prévoyait qu’au-delà des aides de l’Etat et des collectivités, l’employeur prenait en charge les 50 ou 100 euros manquants. Cette prise de position du gouvernement français a entraîné une distorsion de concurrence chez les employeurs : ceux qui ont signé l’accord initial paient, et ceux qui n’ont jamais participé à la négociation, mais bénéficient de l’arrêté, ne paient pas, se retrouvant avantagés. C’est aussi une discrimination pour les salariés. Dans la même branche professionnelle, certains touchent les 200 euros et d’autres moins.

Nous avons aussi connu des difficultés, car l’Etat et les collectivités ont modifié la base de calcul de l’accord Bino. Il était convenu que nous prendrions en compte le salaire net, et voilà que le conseil général et le conseil régional, après avoir reconnu par écrit que l’esprit et le contenu de l’accord reposaient sur le traitement de base, prennent comme référence le salaire brut et les primes ! Ce qui fait qu’il y a plusieurs milliers de personnes qui touchent la quote-part de l’employeur, mais qui ne bénéficient pas de celle de l’Etat et des collectivités.

C’est donc à nous, deux ans quasiment après la signature de l’accord, de répertorier les entreprises qui le respectent, de faire le point sur qui touche quoi, et de voir quelles actions il nous reste à mener pour faire respecter les promesses. Il est très important pour nous de mener cet accord au bout, car il crée l’équivalent d’un Smic à 1.500 euros en Guadeloupe.

Avez-vous des perspectives de réouverture des négociations ?

Maintenant, c’est le rapport de forces qui doit dominer. Depuis six mois (donc huit aujourd’hui, l’entretien ayant été réalisé en octobre), nous demandons aux autorités la réunion du comité de suivi, composé du LKP, de l’Etat et des conseils régional et général. Pas de réponse de l’Etat et des collectivités. Ils se sont mis d’accord pour nous ignorer et éliminer l’accord signé. Même attitude au ministère des Dom-Tom, qui nous laisse sans réponse.

Pour l’anecdote, le préfet répond à nos courriers en adressant ses lettres seulement à l’UGTG, car ce qu’il veut, c’est revenir à la situation antérieure au 5 décembre 2008. Quand il y avait des contradictions et des chamailleries entre organisations syndicales, alimentées par l’Etat français.

Lors de notre dernière rencontre avec Mme Penchard (ministre chargée de l’Outre-mer), alors qu’il y avait encore des manifestations sur le terrain et que le rapport de force nous était favorable, elle nous avait dit que l’Etat français ne pouvait pas respecter les engagements pris, sous peine de remettre en cause les liens actuels entre la France et la Guadeloupe. Notre plateforme de revendications ressemble à un véritable projet de société, et l’Etat ne veut pas du tout changer sa façon de voir « ses colonies ». Notre seule alternative est de continuer à discuter sans cesse avec les citoyens et privilégier l’action de masse, pour faire respecter les engagements pris. Aujourd’hui, bien que nous ne fassions pas beaucoup de propagande, pourtant, beaucoup de gens viennent aux meetings. L’attente est encore très forte.

Penses-tu qu’il y a également une perspective à long terme pour le LKP ?
Aujourd’hui, le peuple fait confiance au LKP. Mais il veut que les revendications se transforment en actes. Par exemple, il nous demande de montrer à quoi ressemblerait une école guadeloupéenne de qualité. Alors on travaille dessus, et nous allons bientôt dévoiler notre projet. On se bat aussi pour que les collectivités attribuent des terres à nos jeunes diplômés d’école d’agriculture. Il nous faut par des actes concrets montrer qu’il y a possibilité de faire avancer les choses.

En voyant vos affiches, on constate que le LKP cherche à ouvrir un nouveau front : celui de la reconnaissance de la langue créole...

Le combat pour la défense de la langue créole est une défense de notre culture. C’est notre langue maternelle, qui est comprise par l’ensemble des travailleurs et des ouvriers de la canne. Il nous faut continuer à défendre la possibilité pour tout travailleur de s’exprimer dans la langue où il se sent le plus à l’aise. Nous nous basons sur notre culture, mais aussi sur la charte européenne des langues régionales. Cela revêt une importance toute particulière dans le cadre judiciaire.

A Pointe-à-Pitre, nous pouvons envoyer un interprète et cela ne pose guère de difficultés. Mais à Basse-Terre, des juges et magistrats réactionnaires, ardents défenseurs de la Constitution française et de l’unicité de la République, veulent à tout prix nous faire oublier qui nous sommes et d’où nous venons.

Le 14 septembre dernier, une camarade s’est vu exiger de parler français. Comme s’il s’agissait de nous effacer, de nous acculturer, nous signifier que nous ne sommes rien. C’est d’autant plus curieux que notre camarade a été condamnée en première instance pour des propos qu’elle a tenus en créole lors d’un meeting, et que nous étions en plein "mois du créole". Dans la même logique que le Code noir, on permet aux esclaves de s’exprimer et de s’adonner à leur culture quand le maître le décide. C’est exactement ce qui se passe aujourd’hui.

D’où te vient cette passion pour l’histoire, et plus généralement ta culture ?

La connaissance de l’histoire est essentielle pour s’épanouir en tant qu’homme. Quand j’étais en CE2, je me rappelle avoir appris Napoléon. Et c’était mon héros ! Vers l’âge de 14 ans, quand j’étais aux Jeunesses ouvrières chrétiennes (JOC), j’ai appris qui il était vraiment, et qu’il avait rétabli l’esclavage en 1802. Mais on n’a jamais appris ça dans les livres d’histoire ! Et en France non plus, personne n’a appris que Napoléon avait rétabli l’esclavage dans les Antilles. Les tensions entre communautés s’expliquent aussi par cela : ceux d’en haut cachent l’histoire qui concerne ceux d’en bas. Permettre de savoir ce qui s’est passé doit permettre d’améliorer les relations entre les individus.

Comment arrives-tu à cumuler les fonctions de secrétaire général du principal syndicat (l’UGTG) et à être le porte-parole du LKP ? Te considères-tu comme le garant de la continuité du mouvement, ou son avant-garde ?

Ce n’est pas facile. J’en ai discuté avec les autres porte-parole syndicaux. En interne, les militants s’interrogent souvent en se demandant si l’UGTG ne serait pas en train de disparaître au profit du LKP. On sent parfois l’envie des organisations syndicales ou politiques, ou même des individus, à exister en tant que tels et non comme membres du LKP.

D’où l’intérêt de fortifier et développer les organisations de base, pour renforcer le LKP. Je comprends qu’on puisse voir le porte-parole du LKP comme faisant de l’ombre aux autres dirigeants. Il faut voir les choses de façon inverse. Le porte-parole a été désigné au tout début de la mobilisation, par les organisations. Mais c’est le peuple guadeloupéen qui s’est approprié le porte-parole que je suis. Et aujourd’hui, ce n’est pas nous qui sommes maîtres de ce jeu de désignation. Aujourd’hui, c’est une formule qui a l’air de fonctionner.

Mais je ne suis que le porte-parole du LKP, en aucun cas un président ou un sauveur suprême. Nous ne votons jamais entre nous et prenons nos décisions à la suite de discussions, arguments contre arguments, jusqu’à ce que nous nous mettions d’accord. Et le porte-parole n’est là que pour "vulgariser" ce qui a été décidé.

Je ressens parmi les syndicalistes une sorte d’effervescence dans la préparation du congrès de l’UGTG en avril prochain. Comment le vois-tu ?

Le dernier congrès était principalement axé sur la consolidation de nos bases idéologiques et de notre combat. Aujourd’hui, il faut axer notre action sur la formation de nos militants et de nos cadres, car ce combat est de plus en plus dur. On a donc lancé une vaste réflexion de détection et d’accompagnement des militants, de façon à avoir un vivier de personnes toujours disponibles pour accéder à toutes les fonctions au sein de l’UGTG, pour la représenter à l’extérieur ou intervenir dans les instances comme les prud’hommes, sans que cela soit des choix de dernière minute. C’est un processus que nous avons entamé il y a quelques mois et qui va s’étaler sur plusieurs années.

J’avais assisté au dernier congrès et je vois aujourd’hui une plus grande place des femmes dans l’organisation, et un rajeunissement certain des militants. Est-ce le résultat d’une prise de conscience, après les fortes contradictions soulevées à ce sujet en interne ?

Lors des grèves de 2009, la majorité des manifestants, c’était des femmes, dont une grande partie de retraitées, très radicales dans leurs actions et leurs propos, car sujettes aux pires discriminations, dans leur travail comme dans leur foyer. Il y a sans doute eu une évolution du rôle des hommes dans leur foyer, qui a permis une plus grande émancipation des femmes, leur permettant de prendre des responsabilités syndicales.

Aujourd’hui, à l’UGTG, nous avons beaucoup plus de femmes syndiquées que d’hommes. Pour le prochain congrès, il y a déjà beaucoup de jeunes femmes volontaires qui se disent disponibles pour se battre et participer à l’exécutif du syndicat. De même, lors de la création du LKP, on a vu beaucoup de jeunes rejoindre l’UGTG. A nous de faire en sorte que ces adhérents deviennent à terme des militants.

Une chose m’avait aussi frappé lors de votre dernier congrès : la difficulté que vous aviez par rapport aux questions d’immigration, notamment des Haïtiens. Comment cela a-t-il évolué depuis ?
Le débat avait finalement été repoussé, car nous nous étions rendu compte que nombre de militants le maîtrisait mal, faute de données précises. Il s’est depuis approfondi et a fait l’objet d’un travail de réflexion en conférence des cadres, à l’issue de laquelle nous avons fait une résolution en solidarité avec nos camarades haïtiens, condamnant la stigmatisation des minorités.

Nous avons des collaborations très poussées avec la centrale autonome des travailleurs haïtiens ou le syndicat des femmes travailleuses d’Haïti. Au sein du LKP, nous avons aussi récemment fait venir en Guadeloupe trois étudiantes d’Haïti, entrées en fac d’économie, après la tragédie du 12 janvier. Nous participons à des comités de soutien ou nous invitons des syndicalistes haïtiens. Enfin, nous avons envoyé des délégations de l’UGTG et du LKP lors d’un colloque en Haïti sur les méfaits de la Minusta (la mission de l’Onu), alors que le peuple réclame aujourd’hui le retour de sa souveraineté.

Nous avons une histoire commune avec Haïti, et il nous faut rappeler aux Guadeloupéens cette histoire commune. Et aussi bien dire à tout le monde que ce qui arrive aujourd’hui en Haïti n’est pas du tout une fatalité, mais la conséquence de choix historiques faits par les puissances occidentales et les Etats-Unis.

Source : Mediapart

Publié par la Rédaction le jeudi 16 décembre 2010

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