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Quand le peuple se rebelle, par François Cusset

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Le peuple, sale mot. A croire ceux qui décident pour nous, et ceux qui nous informent, le peuple, terme galvaudé, serait la dernière chose dont on aurait besoin à la fin de cette folle année 2011. Le peuple, horde ignorante, foule irresponsable : jamais ceux qui choisissent en son nom n’ont eu ainsi au bord des lèvres ces ritournelles démophobes. Le peuple, c’est le populisme du référendum : c’est laisser la rue grecque menacer l’Europe unie. Le peuple, c’est l’intolérance grégaire : s’il vote enfin librement, c’est pour placer les islamistes tunisiens en tête des élections. Ou le peuple, c’est juste l’indignation folklorique : contre-sommet de Nice impuissant à infléchir le G20 de Cannes.

Le peuple, si on entend par là les classes moyennes et inférieures, aurait surtout aujourd’hui pour mission, et pour définition, le sacrifice : se serrer la ceinture, participer à l’effort de relèvement des comptes, se conduire exemplairement comme le doit un débiteur, rogner sur ses privilèges puisque la conjoncture l’exige. Et outre-Atlantique, où le peuple de la Déclaration d’indépendance, comme celui des droits civils, semble avoir été annihilé depuis longtemps par l’entertainment et les fonds de pension, le peuple ne peut être qu’obtus, milice de blancs-becs racistes du Midwest, le fonds de commerce du Tea Party et des groupes antiavortement. Bref, le peuple, c’est bien connu, si on lui laisse le choix, il vous fabrique un Hitler ou, au mieux, vous promeut au goût du jour une Marine Le Pen et une Sarah Palin. Le peuple, mantra de leader populiste, label d’historien douteux ou d’intellectuel démagogue. Et pourtant.

Pourtant, alors qu’une telle méfiance envers la démocratie anime si manifestement les décideurs du moment, jamais depuis longtemps, depuis peut-être un demi-siècle, quelque chose ne s’était fait jour en si peu de temps qui ressemble à ce point à un peuple mondial en lutte. Un peuple dont le mouvement nord-américain des "Occupy", né il y a six semaines sur un trottoir de Wall Street, constitue pour le "premier-monde" une avant-garde improbable - puisque depuis quelques mois, pour la stupéfaction de nos experts, ce peuple mondial avait plus fait entendre sa voix en Afrique du Nord ou en Amérique latine que sous nos cieux. Une avant-garde improbable, parce qu’on n’attendait pas là, au pays de Steven Spielberg et de Bernie Madoff, l’émergence d’un mouvement social de portée mondiale, même si le soulèvement des ghettos britanniques au coeur de l’été, à deux pas de la City, aurait dû nous mettre sur la voie.

Improbable, aussi, parce qu’on avait fait un peu vite de l’Amérique du Nord le tombeau du social et de la contestation, le lieu pionnier où l’énergie libertaire des années 1960 avait accouché du nouveau capitalisme, informel et sympathique, et où le vent d’opposition à la domination n’avait su que déboucher sur les politiques identitaires. Improbable, en un mot, parce qu’après avoir commencé à Tunis et au Caire, puis s’être poursuivie sur ce même air d’insoumission de Madrid à Tel-Aviv, on ne pouvait concevoir qu’une année de contestation aussi décisive s’achevât sur les rives de l’Hudson et les plages de Californie. Non, pas là-bas, dans les marges de cet empire en déclin, bouffi d’arrogance et d’égoïsmes terminaux. C’est pourtant là-bas que se réinvente ces jours-ci la contestation, jusqu’à reléguer dans l’ombre, à l’échelle mondiale, les émeutes athéniennes et le choeur des "indignés" européens - avec lesquels, bien sûr, ces Américains, décidément plus internationalistes qu’on ne l’avait cru, ne cessent, jour après jour, de clamer leur solidarité.

Il faut dire que ce mouvement paradoxal, immobile sur ses places, délibérément indéfini - sous la promesse vague d’un "soulèvement mondial" et le slogan "We are the 99 %" -, n’a eu droit en France qu’à une couverture médiatique étriquée ou trompeuse. Mouvement sous-estimé, caricaturé, repeint aux couleurs de la "diversité" yankee et du folklore un peu scout de campeurs bricoleurs. Mouvement critiqué pour son flou artistique, quand ce n’est pas - comme dans certains médias américains - pour les viols et la drogue qui en souilleraient nuit après nuit les pieuses intentions. Mouvement, surtout, réduit aux mêmes images du petit Zuccotti Park new-yorkais, face au chantier de Ground Zero, avec ses touristes plus nombreux que ses campeurs et le défilé de ses personnalités comme une ode à l’esprit libre - Michael Moore, Naomi Klein, Judith Butler, venus pourtant dialoguer et non sermonner. Alors que, loin des caméras de Manhattan, ce sont désormais plus de 500 villes aux Etats-Unis et au Canada qui se targuent d’un mouvement d’occupation de leur espace public, ou de ce qu’il en reste : poignée de résistants solitaires qui font le pied de grue aux carrefours les plus cossus de Californie, à Venice Beach ou dans le comté d’Orange (où les visiteurs de passage ne peuvent s’empêcher de penser que si ça prend là, ça prendra partout), groupes autrement nombreux dans les cités du chômage et du passé ouvrier, de Pittsburgh à Philadelphie, occupants les plus déterminés là où la police a déchaîné la répression, d’Oakland à Chicago, ou squats paisibles et tenaces des grandes villes canadiennes, de Vancouver à Toronto.

Il n’est pas jusqu’à la vieille théorie du climat qui ne serve à rassurer les sceptiques : l’hiver neigeux et le vent glacial auront raison de ce mouvement anachronique. Il suffit, pour balayer l’argument, d’avoir vu les campeurs new-yorkais stoïques sous la neige d’Halloween, les soupes chaudes servies à toute heure dans les villes de la région des Grands Lacs, ou juste ces gros chandails maison et ces bonnets à pompon imités de ceux des Indiens de l’Altiplano. Ceux qui disent ne plus vouloir être des morts-vivants ou des téléspectateurs avachis ne vont pas s’arrêter au premier coup de froid. Naïfs peut-être, frileux non.

Car l’autre argument des sceptiques est l’innocence dont ferait preuve cette multitude bigarrée, pauvre en grandes organisations et en expérience militante, ralentie par la culture américaine du consensus et les nouveaux réflexes New Age : plus prête, en un mot, pour les bons sentiments que pour les actions pérennes. Or, non seulement la radicalité exprimée par les "Occupy" est plus effective que rhétorique - qu’il s’agisse d’occuper un hall de banque, même une demi-heure, ou d’organiser la survie du groupe et la levée de fonds -, mais surtout, en une leçon qui vaut pour nous tous, les fameuses guerres culturelles des années 1980-1990 semblent avoir été enfin soldées, au profit d’une guerre commune contre la folie financière et l’injustice sociale. Les médias ont eu beau épiloguer sur le manque de femmes ici ou de Noirs là, et les idéologues tenter de déterrer la hache de guerre identitaire, c’est d’abord l’unité qui frappe, l’unité de ton et d’action entre minorités ethniques, sexuelles, culturelles et associations d’aide sociale.

Evidemment, la réticence à dresser des revendications spécifiques s’explique aussi par ce bric-à-brac de mots d’ordre écologiques et culturels, sociaux et fiscaux. Elle prend sa source dans l’irréductible diversité de campements hirsutes, où l’on trouve des activistes anticapitalistes, des étudiants, des vétérans de la guerre d’Irak, des retraités des luttes pour les droits civiques, des parents d’élève, des militantes lesbiennes ou des punks sans abri. Mais elle n’empêche pas, elle favoriserait même, la constitution d’un éthos commun. Au sens d’une disposition éthique générale, exprimée ici dans le refus des hiérarchies et la critique de la représentation démocratique (d’où l’absence de micros aux assemblées générales, dont les propos circulent, répétés par tous, comme en un vaste concert de negro spirituals). Et au sens d’un accord de fond sur les modes opératoires : occuper la rue, se réapproprier la ville, s’équiper, communiquer, comprendre, fournir aux plus démunis ce que les services sociaux ne fournissent plus.

Si ce mouvement né d’une initiative new-yorkaise de l’association canadienne Adbusters (l’équivalent de nos antipubs français) a pris consistance aussi vite, c’est, outre la récession, grâce aux modèles fournis quelques mois plus tôt par les "printemps arabes" et les "indignés" sud-européens : des modèles qui ont suffi à faire voler en éclats le mythe de l’impuissance populaire et du fatum économique et à rappeler la puissance de déstabilisation qui peut être celle d’un mouvement populaire transversal. Exigence de régulation du crédit à la consommation et des marchés financiers, odes nostalgiques à la révolution mondiale ou à "vivre sans temps mort", défense d’une espèce marine menacée ou d’une forêt en sursis, sit-in improvisés devant les mairies et les banques ou téléconférences en direct avec la place Tahrir ou avec le Chiapas : rien là qui signale l’ébauche d’un discours cohérent, l’esquisse d’un programme constructif, mais, par les formes de vie qui s’y inventent et l’absence d’échéance partout martelée, quelque chose qui indique que sous nos latitudes aussi, et pas seulement sous les fouets de Kadhafi et de Ben Ali, nombreux sont ceux pour qui le seuil du supportable a été franchi. Et la fin de l’anomie, collectivement décidée. Non pas une solution à nos impasses comptables et à nos gestions discordantes de la crise. Mais un début de solution au vieux déficit de démocratie qui n’avait pas attendu la récession pour démobiliser les citoyens du monde "riche".

"Okioupaille Brongniart" serait un barbarisme imprononçable. Mais il est grand temps, de ce côté-ci de l’Atlantique, qu’on tire la leçon américaine, après la leçon arabe, de cette énorme année 2011. Et qu’on (re) prenne la mesure de ce que peut un peuple.

François Cusset n[Historien des idées]

Source : Le Monde - Article paru dans l’édition du 06.11.11

Publié par la Rédaction le lundi 7 novembre 2011

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