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Publié le 24/06/2024
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Publié le 10/06/2024
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Publié le 5/02/2023
Meeting d’information jeudi 10 mars 2022 à 18h30
Publié le 6/03/2022
Meeting d’information mardi 8 mars2022 à 18h30
Publié le 6/03/2022
En novembre 2002, dans un climat social tendu, des accrochages opposaient des militants de l’Union générale des travailleurs guadeloupéens (UGTG), indépendantiste, aux gendarmes. Si le discours et les moyens d’action du syndicat hérissent parfois, ils sont l’expression des séquelles coloniales, des frustrations individuelles et de la misère culturelle d’un peuple privé de projet. Un ressentiment diffus perdure, conséquence de l’immobilisme, du clientélisme, de l’opacité et de la tricherie généralisés.
Fragile identité guadeloupéenne
Par Christophe Wargny
Article paru en avril 2003
Lien vers l’article
Rentrée scolaire retardée, grèves dans le secteur de l’énergie, chantage au départ de la chaîne hôtelière Accor, accueil touristique mis en cause, filières canne ou banane en grand danger : en Guadeloupe, le climat social paraît dégradé. Comme si ce département d’outre-mer concentrait davantage de handicaps que les autres entités, demeurées françaises, de l’ancien Empire. A situation difficile, recherche de coupables. Ou de boucs émissaires. Une grande partie de l’opinion et des pouvoirs a tôt fait de désigner l’Union générale des travailleurs guadeloupéens (UGTG), la centrale syndicale indépendantiste, la plus active de l’île.
La Guadeloupe ne bénéficie-t-elle pas des standards sociaux de la métropole (à l’exception du domaine scolaire) et n’appartient-elle pas au monde réputé paradisiaque des Caraïbes ? Que signifierait donc indépendance dans un pays de cocagne, dépendant au surplus à 80 % de la manne financière venue de Paris ? Les syndicalistes tuent la poule aux oeufs d’or et exaspèrent même une bonne partie de la population locale : c’est ce que retiennent les médias français. Le commentaire va parfois au-delà : « Mais la passivité, pour ne pas dire plus, des autorités locales et d’une classe politique qui paraît plus portée sur le clientélisme que sur l’intérêt général est tout aussi surprenante (1). »
La puissance coloniale imposait jadis, par la contrainte, la paix sociale. Les pouvoirs publics espèrent désormais la maintenir par un système généralisé de perfusion permanente, en souhaitant que médecins, fournisseurs, hôpitaux, Sécurité sociale, patients et même amis de la famille y trouvent, même inégalement, leur compte. La nécessité proclamée du changement, les réformes annoncées ou enclenchées ramènent toujours au statu quo.
Un ménage à trois gouverne ou maintient le système : une classe politique médiocre ou indigne, des pouvoirs publics couards ou accommodants, une économie de mendiants ou de flibustiers. Le choeur transforme l’insularité en excuse ou en justification. Si l’UGTG fait souvent irruption sur le terrain politique, c’est qu’il est en partie inoccupé. Si la politique est partout, le politique n’est pas fondé. Il n’existe aucune valeur, seulement des intérêts. Pas de dessein, mais des clientèles.
Clients, clientèles. Quand le tourisme bat de l’aile, quand le bâtiment peine, quand la canne et la banane survivent au rythme des protections de Bruxelles, quand la production locale est à ce point atone, quand le taux de couverture des importations par les exportations descend à 7,5 % (2), la principale activité économique consiste à distribuer les produits venus de la métropole. Les denrées, les services... et les subventions. Et le plus sûr, pour les élus, consiste à les transformer en un maximum d’emplois municipaux précaires. Un emploi octroyé, et c’est une douzaine d’électeurs assurés. Faites le calcul aux Abymes, la commune la plus peuplée : 70 000 habitants, la moitié des habitants en âge de voter, environ 25 000 qui s’expriment. Avec plus de 1 200 emplois, le maire peut aborder avec quiétude les échéances électorales.
Pas plus les étiquettes que les programmes ne déterminent les électeurs. Pourquoi serait-ce le cas quand (presque) toutes les alliances sont possibles ? N’existent que des fiefs. La mouvance socialiste est éclatée en quatre familles. L’idée de transgression ou de trahison n’effleure pas les transfuges. Juste une poignée d’intellectuels, et l’UGTG, qui parfois en joue, pour protester contre une perversion quasi généralisée de la vie politique.
L’« homme fort » du département-région (la Guadeloupe est l’un et l’autre, avec l’avantage d’un peu plus d’assistance et le charme des majorités croisées), Mme Lucette Michaux-Chevry, est à la fois caricature, stéréotype et quintessence du système. Tour à tour indépendantiste, socialiste, « gaulliste », tant de fois adoubée par le président Jacques Chirac, elle est « la patronne ». Un parrain au charisme teinté de rouerie et de vulgarité, renforcé par la peur qu’elle inspire. Plus que celles de quelques collègues, ses multiples mises en examen et ses premières condamnations n’inquiètent pas l’électeur. Elles prouvent au contraire qu’elle se débrouille au mieux, au bénéfice de tous et d’elle-même, contre les « persécutions » de l’Etat français.
« Pas de vagues ! »
Quelques élus résistent, c’est vrai. Le nouveau député-maire de Vieux- Habitants, M. Victorin Lurel, joue la transparence, mais mesure la faiblesse du militantisme. D’autres, comme à Trois-Rivières, tentent de professionnaliser le personnel municipal ou de juguler l’assistanat. Combien de temps tiendront-ils ? La vie associative est pauvre, les contre-pouvoirs anémiques ou stérilisés par un système qui tend à les marginaliser ou à les acheter.
Même la violente campagne menée par le journaliste noir Ibo Simon contre les « métèques noirs » n’a rencontré qu’une protestation lente à s’organiser. Les harangues xénophobes visaient les Haïtiens, souvent clandestins, et par ailleurs si appréciés pour la modicité de leurs exigences.
Quand la reconnaissance sociale transite essentiellement par la politique, et que celle-ci est sans foi ni loi, l’Etat pourrait intervenir. Il ne manque pas de moyens. Les transferts financiers sont énormes. Le soutien de la métropole aux départements d’outre-mer (2 millions d’habitants) égale presque, en 2002, l’aide publique au développement de l’Afrique (800 millions). La préfecture a dû placer sous tutelle 16 des 34 communes de l’île. Un record ! Les dépenses de (mauvais) fonctionnement, ajoutées aux emprunts, finissent par tout absorber. Les banques ne prêtent plus. Ce qui n’empêche pas les élus, toutes tendances réunies, de se plaindre de la mauvaise image donnée de leur île (d’y voir parfois un soupçon de racisme) et de réclamer toujours plus pour la redresser !
Côté pouvoir central, on aime à parler de « bonne gouvernance » et de « modernisation du dialogue social ». Plus rarement de civisme. Mais la consigne de tous les gouvernements est la même : pas de vagues ! Le changement dans les textes, la continuité dans les moeurs. Le recouvrement de l’impôt est typique. Les assujettis à l’impôt sur le revenu (24 %, contre 48 % en métropole, ce qui est normal, le revenu par habitant étant plus faible) ne sont qu’un gros tiers à payer quand ils reçoivent leur avis d’imposition (contre 97 % de « taux de spontanéité » en métropole). Menaces de poursuites, avis d’huissier, amendes : on atteint deux tiers de payants. Et on efface les sanctions. Dans bien des communes, pas de permis de construire, donc pas d’impôts locaux. Près de la moitié des citoyens s’en exemptent. Sans trop se cacher. A ce jeu, les plus gros contribuables ne sont pas les moins malins.
L’Etat borgne vit en fait sous influence des lobbies. Combien d’emplois et d’activités se créent-ils chaque année ? Fonds français ou européens, la Guadeloupe devrait depuis longtemps atteindre le plein emploi, alors que l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) annonce 26 % de chômeurs. Toujours plus de dé : défiscalisation, détaxation, donc de débours pour l’Etat (qui se prépare d’ailleurs à faire plus en 2003) et de désinvestissement, déconfiture d’entreprises. Au nom de sains principes : produire localement, diversifier, développer le tertiaire, exporter un jour.
Les dé, bien sûr, sont pipés. La loi Pons, revue par M. Christian Paul (3), revient en fait à subventionner, non pas les emplois, mais les constructions, fussent-elles résidentielles et privées. Construisez dans les Antilles la maison de votre retraite, elle vous coûtera un tiers moins cher ! Si vous êtes fonctionnaire, votre traitement sera majoré de 40 %. Prime de vie chère, qui ne repose sur aucun critère objectif, et qui encourage un penchant naturel, vieil héritage de la colonisation, à préférer la sécurité à l’initiative.
M. Gaby Clavier, l’un des animateurs de l’UGTG, n’est pas seul à le dire : « Périodiquement apparaît un texte de plus qui propose de nouveaux avantages à qui investira dans tel ou de tel secteur. Primes, baisse des charges. On voit apparaître des plaques de sociétés, quelquefois de petites entreprises. Dépôt de bilan rapide pour des gens qui ont juste flairé un coup. Il y a même des spécialistes du conseil en montage bidon, qui ont eux-mêmes des amis. On est proche d’un système mafieux. » Côté services préfectoraux, on n’emploie pas le même langage, mais on concède que les flux financiers suffisent amplement : faute de partenaires fiables, on ne parvient pas à dépenser les fonds européens.
Intérêts politiques et économiques sont étroitement imbriqués. L’Etat n’est pas mêlé aux affaires, seulement velléitaire et pusillanime. Jamais stratège. Inventer ? De quoi se mêlerait-il ? Il paie. Il paie la paix sociale en donnant à qui lui garantit ce statu quo où l’assistanat, transformé par des élus en corruption (la frontière est ténue), sert d’antidote aux frustrations et au ressentiment séculaires.
Un Etat radoteur qui psalmodie depuis des décades le refrain de l’ouverture sur l’environnement géographique. Les élus s’en tiennent à de joyeuses délégations dans les îles environnantes, et le pays commerce (à sens unique) à 80 % avec l’Union européenne, à 3 % avec les pays de l’Accord de libre-échange nord-américain (Canada, Etats-Unis, Mexique). Il vit déconnecté des Caraïbes. La société de consommation qui s’y développe n’est adossée ni aux valeurs républicaines qui végètent, privées d’humus, ni à une culture créole à la définition vague (4). Le voudraient-ils que les élus ne disposeraient pas d’une délégation suffisante pour négocier avec les voisins.
Tous le reconnaissent : le chômage n’est pas ce que l’Insee, dans ses catégories, annonce. N’apparaît pas la catégorie des djobeurs, Guadeloupéens tantôt RMistes, tantôt employés précaires, bénéficiant aujourd’hui des allocations diverses, travaillant au noir, pêcheurs ou agriculteurs, proposant un gîte ou deux aux touristes, employant même parfois des Haïtiens. Economie à demi formelle, sens de la débrouille qui, mieux reconnu et orienté, pourrait fournir des emplois plus sûrs. L’avenir du tourisme, sont-ce les complexes de Gosier ou les petites structures de proximité ? Rien n’y « évoque le tiers-monde », comme le prétendent quelques articles (5). La misère indigne existe à quelques encablures, mais pas ici. « Nous avons évité l’haïtianisation de nos départements », se félicitait il y a une décennie le ministre Louis Le Pensec.
Mais le vécu de l’identité ou de l’égalité reste fragile. A fleur de peau. Insaissable ambiguïté, assommant non-dit. Héritage de la colonie incrusté dans les têtes. « Imaginez, raconte un syndicaliste, deux commerciaux, l’un noir, l’autre blanc, de qualité strictement égale. Les clients blancs feront davantage confiance au Blanc. Les acheteurs noirs aussi. » Transposez dans le bâtiment : les ouvriers sont noirs, ils feront de préférence confiance à un Blanc. Ce qui n’empêche pas un vague sentiment de rancune et d’injustice. Une forme larvée de racisme ? Un sujet tabou, en tout cas. Quelle société post-esclavagiste s’est définitivement affranchie ?
« Objectif Guadeloupe ». C’est le nom du comptoir Michaux-Chevry. Le magasin souhaite plus de souplesse pour distribuer des services plus divers. Une Samaritaine qui continue à acheter les consciences. En face, une démocratie de fan-clubs ! L’indépendantisme n’est pas, dans la tête des cinq mille adhérents de l’UGTG ou dans d’autres, l’indépendance économique, aussi improbable qu’impraticable. Même si certains, coupés de l’opinion, le disent. Il traduit le refus d’une société bloquée. D’une impasse que beaucoup préfèrent à d’incertains carrefours.
Colonie trois étoiles ou département dépendant, sur fond de lâcheté, de corruption, de rancoeurs, d’injustices, de guerre des clans et d’immobilisme : est-ce le seul choix ? Le malaise guadeloupéen n’est pas d’abord un problème d’image ou d’institutions (l’Assemblée unique paraît aller de soi), mais d’identité, de citoyenneté. Plus être qu’avoir. Sortir de l’ère des caciques et du système des indulgences.