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La grève générale pour les nuls : Le modèle guadeloupéen

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Ils avalent quoi, comme potion magique ? On se demandait ça, à propos du LKP guadeloupéen. Nous, on fait une deux trois manifs,on met un deux trois millions de personnes dans les rues, et le lendemain on retourne au boulot comme avant. Chez Caterpillar, à Grenoble, y a bien un « comité de grève », cinq cents ouvriers (à la louche) qui retiennent leurs directeurs, poussent au cul les syndicats – mais sans que leur lutte ne se répande dans la ville, encore moins dans la région, comme une traînée de colère. Et idem pour Goodyear chez moi, conflit
circonscrit à la Zone industrielle…

Comment ils ont fait, eux, alors ? 44 jours de grève générale, les rues bloquées, des manifs monstres tous les matins, et des victoires à l’arrivée. Pour un département qui compte moins d’habitants que la Somme !

Il fallait se renseigner.
Qu’ils nous refilent leurs tuyaux.
Est-ce qu’il fallait planter de la canne à sucre en Picardie ?
Ou distiller du rhum de patates ?
Fakir a donc coordonné une tournée du LKP en métropole, avec Eddy Damas. A Grenoble, Lyon, Valence, Paris, Lille, Dieppe – et bien sûr Amiens. Pour comprendre les recettes du succès. Pour créer des Ligues alpines, parigotes, ch’tis, normandes, picardes, Kontre la Pwofitation.

Un remède : l’effort

« La mobilisation n’est pas née d’un jour. Quand on regarde les événements de loin, de l’extérieur, on n’en aperçoit que le surgissement. Mais nous, ça fait des années qu’on se prépare. Quand je suis entré à l’UGTG [l’Union Générale des Travailleurs Guadeloupéens], j’ai monté une union à France Télécom. Mais ça n’a pas pris : les fonctionnaires sont en lévitation sociale, là-bas. Donc j’ai milité à la communication : on a reconstruit nos journaux, contenu,
maquette, etc. D’abord, La Lettre du militant, notre brochure, qu’il fallait rendre plus agréable, plus pédagogique – avec des encadrés sur l’histoire ou le droit. Et on a effectué le même effort avec notre revue. On a travaillé, surtout, à diffuser nos informations le plus largement
. »

J’espérais un remède à appliquer, qui filerait la gniaque pour les manifs. Mais non, Eddy n’a que ces mots, qui puent la sueur et le labeur : « Effort. » « Travail. » Des réunions, le soir, auprès de trois, quatre, cinq adhérents – pour les aider à bâtir une section. Des tractages, chaque semaine, sur les marchés, même à la sortie des cimetières – pour convaincre, et prendre la température. Des caravanes de voitures, qui sillonnent les campagnes, qui quadrillent le terrain bourg après village. Y a pas de secret, finalement. Pas de truc. Pas de formule magique : juste les vieilles ficelles du militantisme – qu’on a un peu négligées.

Et les courriels ?
C’est pas pratique, les courriels ?

« Quand tu distribues un papier, ça n’est même pas l’information qui compte. C’est grâce à la poignée de main, grâce à l’échange autour, que l’on persuade lentement. Que nos idées se distillent dans le corps social… »

Et ses « idées » ont gagné du terrain : aux dernières élections prud’hommales, l’UGTG a atteint 52 % des voix. « Cette puissance, ça a compté pour la suite… »

Feu au baril

« La Guyane, déjà, avait ouvert la voie avec leur mouvement contre l’essence chère. Chez nous, après une grève des camionneurs, le Conseil Régional a voté deux millions d’euros de subvention à la SARA, une filiale de Total. Pour qu’ils baissent les prix à la pompe... alors que la SARA accumulait déjà les bénéfices : entre 250 et 350 millions d’euros ! Ces deux millions de cadeaux, ça a tout déclenché…
- L’étincelle qui a mis le feu au baril ?
- Sans mauvais jeu de mot, voilà. Aussitôt, on a tracté, on a appelé à une manifestation, et proposé aux autres syndicats une plateforme unitaire. Parce que, aussi forts qu’on soit, on sait bien qu’on ne gagnera pas tout seuls. Vu le travail à abattre, il faut nous rassembler. On avait déjà essayé à plusieurs reprises, presque chaque année, notamment au 1er mai, mais sans succès. Cette fois, avec notre poids électoral, notre popularité, notre force motrice, les autres ont suivi…
- Mais le LKP, c’est pas seulement des syndicats ?
- Non. Aussitôt la dynamique lancée, des associations pour le logement, pour l’environnement, pour les handicapés, des partis de gauche, des chanteurs, nous ont rejoints. Il suffisait de leur ouvrir les bras. Quand l’histoire se met en marche, les rencontres se font toutes seules. Le meilleur exemple, c’est la chanson qui nous a servis d’hymne, ‘la Gwadloup sé tan-nou, la Gwadloup sé pas ta yo !’ Un gars de chez nous, Jacky Richard, chantonne ça, la veille de la première grande manif, le 16 décembre. Le lendemain, il l’essaie avec des copains dans le cortège, et ça attire la foule, et ça porte la protestation. Et le jour même, les camarades musiciens d’Akiyo le mettent en mélodie…
 »

Les absents

« Mais comment on décide une grève générale ? Déjà, nous, une grève tout court on a du mal…
- Ça ne se décrète pas d’en haut, une décision pareille. Bien sûr, nous, on la souhaitait. Mais entre le 16 décembre et le 20 janvier, dans nos rencontres sur le terrain, on sentait les gens qui poussaient, qui la réclamaient. Le fruit devenait mûr… »
Au passage, dans son récit, Eddy cite des intellos, des que j’aime bien et d’autres pas, du Bourdieu, du Sponville, du Onfray, des bouquins qu’il a lus et des qu’il doit acheter, indices d’une curiosité à vif.
« Pour toi, les idées, c’est important ?
- Bien sûr.
- Et tu es une exception ?
- Pas du tout. Quelqu’un comme Domota, tous nos grands dirigeants se cultivent. »
L’interrogatoire se poursuit :
« Je voudrais savoir : est-ce que des gens de la CGT t’ont déjà invité, toi ou un autre, à leur raconter votre expérience ?
- Non, jamais.
- Est-ce que, dans tes rencontres, cette semaine, tu as croisé un secrétaire d’union locale – ou départementale ?
- Non, je ne crois pas.
- Et ça ne te surprend pas ?
- Si.
 »

Un silence. Eddy avance doucement, ne veut pas se transformer en « donneur de leçons », mais il a senti ça. Une fermeture, appareil replié sur sa « vie interne ». Où le souffle du dehors pénètre peu, guère transporté d’un élan…

« Nous, volontairement, en 2008, on a fait un congrès d’autocritique : on a regardé le chemin parcouru depuis 25 ans, parce qu’il ne faut pas se flageller, il faut conserver la mémoire de nos victoires. Mais on a également relevé nos points noirs : les branches où l’on est peu représentés, les partenaires pas rencontrés, les reproches adressés lors des tractages… Quand tu es un syndicat fort, dominant même, il faut entendre les critiques – ou alors, tu risques de t’assoupir. »

Feuilleton favori
Son portable sonne.

Une voix lui annonce un décès, là-bas, de Michel Rodriguez – le fondateur de Canal 10 :

« C’est une télévision privée, mais qui a joué un rôle clé dans le conflit. Les négociations, fin février, se déroulaient au World Trade Center de Pointe-à-Pitre. Déjà, les autorités ont voulu trier les négociateurs en ne recevant que les syndicats : on est aguerris, on a refusé. Ensuite, ils ont essayé de nous séparer du peuple : mais 15000 manifestants sont arrivés, se sont installés sur le parking, l’ont transformé en fête foraine, avec les hamacs, les chaises longues… Et le clou, donc, c’est que cette petite télé, jusque-là très peu regardée, s’est incrustée. »

« Les Guadeloupéens se sont vus à l’écran. C’était le premier choc. D’habitude, c’est Santa Barbara et la Roue de la Fortune, mais là on apercevait des noirs. Et en face, le préfet blanc, tout son staff administratif blanc, les patrons blancs… »

« La seconde surprise, pour les téléspectateurs, c’est que les énergumènes du LKP étaient en fait sérieux. Comme on était chacun spécialisé (culture, écologie, étudiants…), on connaissait nos dossiers sur le bout des doigts. Bien mieux que tous les messieurs en face. Et on pouvait lire ça, sur leur visage, avec le zoom en gros plan : qu’ils étaient décontenancés. Qu’ils suaient à grosses gouttes, surtout le préfet. Qu’ils ne savaient plus quoi répondre. »

« Dehors, c’était devenu le feuilleton favori ! En direct, ou presque en direct… Parce que, comment faisait cette petite chaîne sans trop de moyens ? Le cameraman enregistrait pendant une heure, et puis il enfourchait sa moto, ramenait la cassette à la station et revenait. Donc il y avait un décalage sur les télés. Mais nous, dehors, on avait installé un écran géant sur le parking, et c’était du vrai direct »

« Le meilleur moment, évidemment, c’est quand le préfet a quitté la salle. On l’avait coincé sur la SARA : il ignorait que cette société bidouillait pour échapper aux taxations. On lui a apporté les preuves, et à l’image il est resté une chaise vide… »

Grève éclair chez Valéo

« C’est sûr que le moral est bas. »

Pour notre Teuf à Babeuf, en plus d’Eddy, on a invité Françoise Maréchal, de la CGT-Valéo. Le soustraitant automobile va liquider le site d’Abbeville, dans la Somme, plus 68 emplois à Amiens, 1 600 au total en France, et 5 000 dans le monde. Pendant ce temps, on le sait, le PDG Thierry Morin est remercié avec un parachute de 3 millions d’€. Mais ce qu’on ne sait pas, c’est pourquoi il est grassement limogé : l’actionnaire principal, le fonds « Pardus Investissements », estime que le dirigeant ne taille pas assez, et pas assez vite, dans la masse salariale. Faut que ça saigne : malgré la « crise », et les si bruyantes remises en cause, la Finance écrase encore l’industrie.

« On a décidé d’une grève surprise, mardi 14 avril, pour que la direction n’ait pas le temps de sortir les stocks. Mais les salariés ont fait grève chez eux : sur neuf cents, on s’est retrouvés à cinquante sur les piquets. Cinquante pour tenir trois entrées ! Il fallait qu’on coure d’un point à un autre. Les blouses blanches sont venues nous arroser avec de la flotte !, aux ordres du patron !, alors que c’est leurs postes qu’ils vont supprimer !

« Heureusement que les copains de Goodyear nous ont filé un coup de main, et les étudiants, mais on ne faisait pas le poids. La direction a commencé à sortir des produits par dessus les grillages, parce qu’ils travaillent tellement à flux tendus qu’on avait bloqué les chaînes chez Renault et PSA. Après, ils ont amené des camions – ils ont promis qu’ils négocieraient une augmentation si on les laissait passer. Les collègues se sont levés, nous n’étions plus que deux assis devant les roues : ça n’avait plus de sens. On s’est levés aussi, et bien sûr ils n’ont négocié aucune augmentation ! Le jeudi, c’était
fini. On n’a même pas tenu 48 heures
... »

Quand on me décrit, après ça, une France au bord de l’embrasement, j’ai un doute.
Je n’y crois pas.
J’espère que je me plante.

Le peuple au cul

A la tribune, Eddy ne délivre pas de conseils, joue encore moins les tribuns. Il reprend juste son histoire, calmement, depuis ses tréfonds invisibles : l’ancrage social de l’UGTG, la formation et l’information de ses militants, la recherche de l’unité, etc.

« Mais vous avez gagné quoi, je le chatouille, à paralyser l’île ?
- Enormément. De la fierté, d’abord, d’avoir pris nos affaires en main. Mais concrètement, et ça compte, 200 € d’augmentation pour les bas salaires, des bourses pour les étudiants, 50 % des
produits nos terroirs dans les cantines des lycées, des postes d’enseignants...
- Et maintenant, c’est fini alors ?
- Pas du tout ! Pour parler franchement, on a le peuple au cul ! Les boulangers n’ont pas baissé le prix du pain, bien que les coûts de l’essence, et de l’eau, et de la farine aient diminué. Donc, croyez-moi, ilsvont baisser le prix du pain...
- Mais comment ça se fait que vous ne siégez pas aux Etats Généraux ? Vous êtes contre le dialogue social ?
- Le dialogue social se pratique tous les jours, en Guadeloupe, sans exclure un rapport de force. Mais on connaît le truc : les autorités créent une commission, tout s’enlise dans des dossiers, des rapports,
des promesses, et on en sort anesthésiés.
- Mais par exemple, votre leader, Elie Domota, vous ne craignez pas qu’il se la joue en solo ? Qu’il aille dîner à l’Elysée ou qu’il se présente aux prochaines élections régionales ?
- Ça, bien sûr, la tentation est humaine. Je suis humain, vous êtes humain, Elie est humain. Mais vous savez, César, quand il rentrait de ses batailles, un général lui posait une main sur l’épaule et lui
murmurait : ‘Souviens-toi que tu es mortel !’ Eh bien Elie, c’est pareil : on lui pose une main sur l’épaule (il me la serre fermement)et on lui rappelle : ‘Souviens-toi que les camarades de l’UGTG sont là !’
 »

Au boulot !

Sur le quai de la gare, Eddy nous remet un dernier tee-shirt du LKP - aux couleurs de l’Afrique avec un poing dressé. « Pendant la grève générale, on ne portait plus les casquettes ou les symboles de l’UGTG. Pour bien démontrer que nous appartenions à un seul collectif. »

Quand je pense à toutes ces chicaneries, moi, ces susceptibilités d’appareil, d’Aubenas à chez moi, quel sigle apparaîtra en premier sur le tract « unitaire » ? Quelle banderole défilera en premier ? Quel ordre pour les prises de parole ?
On se raconte, ces temps-ci, à gauche, qu’il manque juste une « étincelle ». Qu’il suffirait d’un coup de pouce du destin, et que le 14 juillet recommencera, que les masses se soulèveront spontanément. C’est l’inverse, au fil de son séjour, que nous a décrit Eddy : la lente, la patiente construction d’une organisation, l’Union Générale des Travailleurs Guadeloupéens. Assez implantée pour épouser les aspirations confuses, fébriles, d’un peuple. Assez forte pour guider la colère. Assez confiante, même, pour s’effacer.
Y a pas, alors, à fabriquer un ti’punch avec du jus de betteraves.
Faut juste se mettre au boulot...

Josef Kohlhaas
(Fakir numéro 42, octobre 2009)

Publié par la Rédaction le dimanche 1er novembre 2009

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